Après la série documentaire On Death Row, qui rassemblait quatre portraits de condamnés à mort américains, Into the Abyss propose un nouveau regard sur le crime et sur la réponse qu’y apporte l’État. Images-choc, interviews-émotion et voix off explicative : vu sous un certain angle, Into the Abyss lorgne dangereusement du côté du reportage. Comme de coutume dans le cinéma documentaire de Herzog, le film ne se résume pourtant pas à ce simplisme apparent.
C’est par d’étonnantes vidéos filmées par la police à son arrivée sur les lieux que le cinéaste évoque le triple meurtre qui sert de point de départ à son récit. Dans une texture d’image rendue archaïque par le passage du temps, on y découvre d’abord une maison où la vie semble s’être interrompue, où les cookies attendent d’être enfournés et où la télévision parle au vide. Associée au récit off des événements tels qu’ils ont été reconstitués, la scène est glaçante. Herzog choisit pourtant d’expliciter l’horreur et de flatter un peu plus nos pulsions voyeuristes en insistant, par exemple, sur les taches de sang qui maculent les murs. Le récit à une plus large échelle n’est pas non plus exempt de pareilles lourdeurs et s’égare par moments dans les lieux communs. Herzog prend le temps de détailler l’espace de la chambre d’exécution et de relayer le récit d’un ancien agent de la peine capitale : son accompagnement des condamnés dans leurs dernières heures, la façon dont, après des dizaines d’exécutions, un brusque sursaut moral l’a poussé à démissionner. Il faudrait avoir vécu dans un bunker pour n’avoir jamais vu de scènes similaires et Herzog n’en renouvelle pas le traitement. On peut supposer que ces passages sont destinés à ceux qui n’ont pas encore reconnu le caractère inhumain de l’exécution capitale mais l’on doute qu’ils soient les plus convaincants pour quiconque.
Le travail documentaire de Werner Herzog se caractérise par une forme de candeur. Qu’elle soit authentique ou stratégique, peu importe. C’est elle qui conduit le cinéaste à sauter à pieds joints dans les clichés, mais c’est par sa grâce, également, que ses films dévient de la trajectoire qu’ils semblaient s’être fixée pour mettre en branle une machine poétique souterraine. Cette dualité se manifeste très clairement dans les entretiens qui constituent la majeure partie du film. Herzog ne recule devant aucune question délicate, à croire parfois qu’il est à la pêche aux larmes, mais il insiste tout autant sur des détails qui peuvent d’abord paraître insignifiants. Il y a dans Into the Abyss un art de la digression à la force explosive. Le fait d’avoir conservé un passage où le condamné à mort Michael Perry relate un souvenir d’enfance, un jour de colonie de vacances où il a eu peur d’être dévoré par des alligators, relève en partie d’une obsession personnelle du cinéaste mais c’est aussi par de tels biais que le film quitte le domaine du reportage : les personnages ne sont pas seulement ce pour quoi le cinéaste est venu à leur rencontre – un prisonnier, le frère ou la sœur d’une victime, un témoin. L’attention dont il fait preuve montre qu’ils sont surtout autre chose, que la majeure partie d’eux-mêmes nous restera inconnue.
C’est là la façon subtile par laquelle Herzog affirme les limites de la représentation. Elle ne vaut pas seulement pour le traitement des interviews, mais aussi pour le cheminement du récit dans sa globalité. On a souvent l’impression que le cinéaste ignore où il va et quelle histoire il veut raconter. Par exemple lorsqu’il interroge une barmaid qui a vu Michael Perry et Jason Burkett le soir où ils sont devenus des meurtriers ou l’un de leurs anciens amis qui raconte comment il a vaincu son analphabétisme : ces témoignages n’apportent pas d’informations immédiatement pertinentes par rapport au crime. Ou lorsqu’il nous montre la voiture volée par les deux complices, dont le plancher a depuis été perforé par la croissance d’un arbre. Cette profusion apparemment anarchique d’éléments variés vient peu à peu construire un point de vue original sur un sujet éculé. Le film dessine l’environnement morbide dans lequel le triple meurtre en question s’est inscrit. L’image initiale de deux dégénérés accomplissant un crime quasiment gratuit se mue progressivement en portrait d’une frange de la société américaine prise dans un cercle vicieux. Herzog substitue à la dichotomie initiale entre bourreaux et victimes un paysage apocalyptique où toutes les valeurs sont brouillées. La sœur de l’une des victimes est en réalité sa tante, le frère d’une autre s’avère celui qui l’a présentée à ses meurtriers et un père qui fut absent pour ses deux fils trouve enfin l’occasion de partager avec eux la dinde de Thanksgiving lorsque tous trois se retrouvent réunis en prison. À mesure que les récits se déroulent, les cadavres s’accumulent. L’extrême que recherche si souvent Herzog, il le trouve dans ces témoignages qui emmènent le drame à un degré encore bien supérieur à celui établi par la description des faits initiaux.
Face à de tels récits, la fixité et la durée des plans de Herzog sont salvatrices. Elles freinent l’illusion de proximité qui peut se créer lorsque l’image d’un visage se confie à nous. Avec un sens terrible de l’ironie, il donne pour toile de fond à la plupart de ses entretiens une nature domptée, d’apparence rassurante : celle des parcs qui étoilent nos villes. Croire que l’on a une emprise sur la violence d’une société parce que l’on peut tuer celui qui a tué s’assimile alors à croire que l’on maîtrise la nature parce que l’on sait l’ordonner au sein d’une surface circonscrite. Des illusions de contrôle qui ne servent qu’à s’aveugler plus profondément. Into the Abyss est finalement bien autre chose qu’un énième film contre la peine de mort. Il ne s’agit pas ici de faire des criminels des victimes, de minimiser la violence de leurs crimes ou de mettre en doute la validité du système judiciaire américain. L’étrange mécanique de Herzog opère à la fois à un niveau plus pragmatique – l’exécution est une pratique foncièrement stérile – et à un niveau plus existentiel, érigeant le meurtre étatique en summum de l’absurde.