Par l’intermédiaire d’un jeu de rôles entre ses personnages et acteurs, Tayfun Pirselimoğlu pose avec Je ne suis pas lui une interrogation sur l’identité et le désespoir dont les motifs sont proches de l’absurde. Le pessimisme et l’atonie du film sont d’abord ceux de son protagoniste, et ils gagnent finalement toutes les nuances du métrage. On a là un air las qui évoque, aussi bien au niveau thématique que par un débordement socio-politique, le jeu de rôles désenchanté d’Alps, le dernier film du Grec Yorgos Lanthimos. Heureusement, le réalisateur et scénariste de Je ne suis pas lui évite le misérabilisme qui le guette en imposant au film étrangeté et doute, se rapprochant presque du thriller – l’action en moins.
Usual suspects
Le scénario de Je ne suis pas lui met donc en place un jeu de rôles, voire une comédie du jeu, de l’imposture, qui rappelle dans ses formes un absurde, une quête d’identité et une mise en soupçon des conventions chers à Pirandello (Feu Matthias Pascal notamment). Soit Nihat, célibataire monocorde qui passe de son job dans la restauration collective (plonge, épluchage de patates, ménage…) à son quotidien solitaire dans son appartement (préparation du dîner, épluchage de patates, télé, masturbation…). La rumeur, sur son lieu de travail, porte son attention sur Ayse, une collègue dont le mari est incarcéré pour une dizaine d’années. Le hasard veut que Nihat en soit le sosie. Ayse lui propose un marché tacite : prendre la place du mari absent (se faire dorloter par la jeune femme, donc) en échange d’un peu de chaleur humaine. Préférant à la solitude et la lâcheté qui l’entourent le simulacre d’amour qu’on lui propose, il se laisse littéralement recruter par Ayse. Il prendra donc la place du mari absent, menant la jeune femme délaissée jusqu’à la plénitude que lui procure la réalisation de ses simples rêves – un maillot de bains, une barque… fin de l’acte I.
À cette première partie qui s’inscrit à plein dans le naturalisme existentialiste porté aujourd’hui par une nouvelle vague cinématographique méditerranéenne (grecque notamment), répond un débordement presque fantastique de l’intrigue. S’étant fondu, par pure substitution, dans le simulacre de la vie de couple avec Ayse, Nihat ne voit à la mort de la jeune femme qu’une réponse : il reprendra la vie sans doute plus palpitante de cet homme incarcéré auquel il ressemble comme deux gouttes d’eau. Nihat se rase la moustache et devient Nercin, retenant de sa courte histoire avec Ayse que c’est dans les gestes et formes du quotidien que s’incarnent l’amour et l’identité de chacun – plus que ces sentiments préexistent à leur incarnation ordinaire.
Deux personnages en quête d’auteur
De la posture naturaliste de sa mise en scène, le réalisateur Tayfun Pirselimoğlu tire un véritable épuisement, désillusionné, du sel de la vie. De l’amour, il ne reste plus que l’inscription dans une routine de couple. Même chose pour l’identité des personnages, peu à peu réduite à leur transposition visuelle – un personnage en devient un autre en changeant de vêtements et d’apparence. Ainsi Nercin et Ayse sont le noyau fantomatique, respectivement, des première et deuxième parties du film, instaurant pour Nihat et la première Ayse (car elle aura elle aussi son sosie que Nihat – devenu Nercin – attirera dans ses filets…) un réseau de correspondances entre les gestes et les situations, qui vident le quotidien de sa substance vitale.
Romancier et peintre autant que scénariste et réalisateur, Tayfun Pirselimoğlu concrétise avec ce quatrième long-métrage une parfaite adéquation entre un jeu de rôles tout littéraire et sa mise en images et en mouvement (les plans fixes sont très construits, le tempo quant à lui s’étire avec les silences et accords tacites que s’échangent les personnages). En résulte un rythme naturaliste qui laisse l’absurde, l’inquiétude, le trouble gagner la fiction – tant les motivations et les caractères sont brouillés. L’indétermination et la déroutante crise d’identité des personnages sont débordées aussi bien par un doute sombre que par une violence insidieuse et surprenante. Au « je » du titre dont la substance n’est jamais donnée dans le métrage, le réalisateur oppose une lenteur et une étrangeté qui achèvent de donner à sentir l’irrémédiable incommunicabilité dont il est question.