Kiss and Cry est le premier long-métrage de fiction de Lila Pinell et Chloé Mahieu. Il trouve son origine dans une œuvre documentaire précédente, le moyen-métrage Boucle piqué, qui constituait déjà une immersion au sein du club de patineuses de haut niveau de Colmar. La reprise du sujet prend la forme d’une ellipse : nous avions quitté Sarah (Sarah Bramms) à dix ans, la voici cinq ans plus tard. Sous l’effet de cette mystérieuse crise que l’on nomme l’adolescence, sa morphologie et ses désirs ont changé. Après avoir passé un an à Paris, elle retourne vivre à Colmar, y retrouve l’entraîneur tyrannique, avec lequel elle s’était brouillée, ses comparses athlètes, les entraînements rudes et stakhanovistes, et la nécessité absolue de ne pas grossir. Retour à la case départ. Cependant, la répétition du passé n’est qu’apparente car les deux réalisatrices soulignent, de manière grotesque et parfois hilarante, les dissonances de cet univers extrêmement normé qui font émerger un nouveau comportement subversif chez ces jeunes filles. Il en ressort un teenage-movie solaire qui revisite habilement les codes du genre. Tout en servant avec un réalisme impressionnant le point de vue adolescent épris de vérité, Kiss and Cry propose une éthique du laisser-aller tout à fait inédite dans les films sur le sport.
Gravitas
Dès le plan panoramique d’entrée sur des jeunes filles en paillette qui chantent la Marseillaise, Chloé Mahieu et Lila Pinell font ressentir l’écart entre les paroles pompeuses et martiales du chant révolutionnaire et la perception amusée et légère que portent les héroïnes sur le réel. Celles-ci bafouillent, ne chantent pas ou se jettent des regards complices mettant en valeur l’inanité de l’hymne. Il y a là un condensé de ce qui caractérise leur sagacité absolue et les fantasmes solennels que les adultes s’obstinent à vouloir faire passer pour la réalité. Les comportements anxieux, ridicules et monstrueux de ces derniers sont volontairement outrés : les mères pleurent parce que leur enfant s’est blessé, celle de Sarah prête foi aux paroles d’une voyante sur le succès de sa fille avec l’avidité joyeuse d’une fidèle, le coach lui-même parle de travail sur la concentration à une enfant de cinq ans avec un sérieux inébranlable. La mise en scène souligne particulièrement bien l’ampleur délirante des rêves de ce dernier : dans une séquence d’égo-trip onirique, il s’imagine en diva brésilienne à la tête d’une parade de petites patineuses dociles illustrant par là-même les névroses qui sous-tendent son rôle cruel de grand méchant loup. À cet égard, celles à qui on demande constamment des triples axels sont paradoxalement celles qui ont le plus les pieds sur terre.
Pourquoi tu me fais pas confiance ?
Face à ce carnaval de monstres, on est frappé par ce qu’on pourrait appeler une pulsion de vérité chez les jeunes filles. Leur langage est cru, parfois pauvre comme en témoigne la scène de règlement de compte amoureux caractérisée par la répétition des mêmes phrases sur des tons différents. Cependant, même cette mécanique qui tourne à vide est animée par un désir honnête de mettre les choses au clair et de faire la lumière sur les mensonges et les rumeurs (« Tu me crois pas » répète Sarah Bramms). Cette pulsion de vérité, qui éclate dans des moments de colère en des monologues émouvants et décousus, semble également être celle des réalisatrices au sujet de la vie adolescente et plus particulièrement, au sujet de leur sexualité. Les selfies à moitié nues que prennent les protagonistes n’occasionnent fort heureusement aucun traitement de thriller. La mise en scène ne glamourise pas non plus le scandale qu’elles chercheraient à obtenir. On sait gré aux réalisatrices de filmer la futilité qui préside à cet acte et non les conséquences tragiques qu’il pourrait provoquer. Au contraire des parents qui investissent le sujet de gravité et de culpabilité, on ressent dans les scènes d’amusement, et notamment dans la très belle scène de fête centrale, une forme d’hédonisme primaire et de joie authentique, qui ne sont teintés d’aucune morbidité.
L’important, c’est de participer
Au-delà de la chronique adolescente, les réalisatrices semblent s’inscrire dans une tradition américaine du film sportif (éloge de l’effort, attachement obsessionnel au labeur, personnage de coach-mentor et match-vérité en bout de course) qu’elles prennent totalement à rebours. On pense notamment au classique du genre documentaire, Hoop Dreams de Steve James, qui s’intéressait à des pauvres lycéens de Chicago rêvant de devenir des stars du basketball. L’horizon sportif était alors représenté comme une promesse d’émancipation, n’intervenant qu’au terme d’un parcours perfectionniste et rigoureux, dans une société inique ne laissant pas aux classes défavorisées le droit de faire des pas de côté vers l’insouciance. En se francisant, la morale s’assouplit : les indécisions de Sarah face à sa carrière professionnelle ne sont pas représentées comme une chute tragique l’écartant de la réussite. Au contraire, en sondant les micro-expressions des visages des jeunes filles (un regard par la fenêtre, une moue incrédule), le film incarne à merveille la résistance bénéfique à ces agressions du hors-champ, l’affirmation de la volonté face à cette tyrannie puritaine dont le sport n’est qu’une illustration masochiste. Il y a dans Kiss and Cry une forme d’anti-manuel de l’athlète, une sorte de guide du bon perdant, qui nous rassure sur ceux qu’on encourage à se mettre en danger au risque de les voir fuir très loin.