Ah, le bon vieux temps de la Warner et des films d’aventures ! À l’heure où Pirates des Caraïbes fait un carton plein attendu et totalement immérité, la reprise en salles de L’Aigle des mers est une initiative plus qu’indispensable. Elle nous offre l’occasion de redécouvrir ce qui fait le charme et la réussite d’un vrai bon film de pirates : la fougue et la prestance de ses comédiens, l’audacieux mélange entre auto-dérision et sous-entendus politiques, le sens de la reconstruction historique, et la maîtrise absolue du metteur en scène, qui ne pouvait pas alors se réfugier derrière la facilité de l’écran bleu.
L’Aigle des mers marque la cinquième et fructueuse collaboration entre le vieux briscard Michael Curtiz et le jeune loup Errol Flynn après Capitaine Blood, La Charge de la brigade légère, Les Aventures de Robin de Bois et La Vie privée d’Elizabeth d’Angleterre. C’est dire s’il est pertinent d’y voir des similitudes avec leurs œuvres antérieures, et notamment leur chef-d’œuvre, Les Aventures de Robin des Bois, réalisé deux ans auparavant. Des visages familiers apparaissent dès les premières scènes : celui de Claude Rains, Prince Jean fourbe et ambitieux, devenant ici le fourbe et ambitieux Don De Alvares, celui d’Una O’Connor, fidèle suivante de Lady Marianne et ici… fidèle suivante de Dona De Alvares, ou celui d’Alan Hale, partenaire hors-la-loi de Robin des Bois puis… partenaire de piraterie du séduisant capitaine Thorpe (Errol Flynn). De nouveaux visages remplacent ceux qui manquent à l’appel : après Basil Rathbone, c’est à Henry Daniell (ersatz de Goebbels dans Le Dictateur) que revient l’honneur de se battre en duel avec le héros. La douce Olivia De Havilland, partenaire attitrée d’Errol Flynn, a déclaré forfait et l’héroïne prend alors les traits trop naïfs et ternes d’une débutante, Brenda Marshall.
La construction du récit correspond aux règles implicites du film d’aventures : le statut des personnages est immédiatement reconnaissable. Les « mauvais » sont habillés de noir et trop polis pour être honnêtes, complotent en secret contre la Couronne d’Angleterre (ou autre), se battent comme des chiffonniers et finissent toujours perdants. Les « bons » sont courageux et drôles, sympathiques et idéalistes, rusés et fidèles, ou même timides en amour (voir pour cela la scène où le séducteur Errol Flynn bafouille devant sa bien-aimée ou arpente le pont de son bateau, en proie aux plus grands doutes : l’aime-t-elle ?). La mise en scène répond elle aussi à ces codes : gros plans dans les scènes intimistes, souvent en clair-obscur, longs travellings sur l’héroïne en pleurs, grands plans d’ensemble pour montrer la magnificence froide et imposante de la Cour, dont tous les mouvements sont chorégraphiés…
Mais c’est évidemment dans les scènes d’action que le talent de Michael Curtiz fait des merveilles. Son maître mot : pas de précipitation. La scène de bataille navale du début du film est ainsi précédée d’une longue introduction où toutes les données du combat à venir sont mises en place. Du côté de l’ennemi espagnol, une séparation nette entre la sérénité des acteurs sur le pont, et l’horreur glaçante de la cale, où les galériens anglais, fouettés à mort, n’ont plus d’espoir ; du côté anglais, un lieu unique – le pont – où se rassemblent les pirates, en toute fraternité et joyeuse désorganisation. Le mouvement des bateaux se dirigeant l’un vers l’autre, puis l’abordage sont délicatement filmés, de façon à ce que le spectateur puisse constater le résultat de chaque action. Même dans les duels, filmés dans une succession très rapide de plans américains, le spectaculaire reste toujours à la mesure de ce qui est « visible ». D’une certaine façon, on pourrait qualifier cet esprit d’ « héroïsme à visage humain ». Si la fougue d’Errol Flynn et son aisance à la fois dans la romance et dans l’action est pour beaucoup dans la réussite du film, c’est donc bien parce que Michael Curtiz sait lui donner de la valeur. Le pirate anglais Thorpe acquiert une véritable identité, non seulement dans la force de son idéal patriotique, mais aussi dans ses faiblesses, qui mettent en danger sa vie.
Si l’action se passe en 1585, au temps de l’Invincible Armada et de la guerre imminente entre l’Angleterre d’Elizabeth Ière et l’Espagne de Philippe II, les sous-entendus politiques contemporains (signés Howard Koch, qui fut aussi l’un des scénaristes de Casablanca en 1942) sont clairs. D’ailleurs, à la différence des Aventures de Robin des Bois, L’Aigle des mers ne s’achève pas sur le baiser final du héros et de l’héroïne, mais sur le discours d’Elizabeth Ière, engageant son pays dans la guerre. En 1940, on peut facilement voir une image d’Hitler dans Philippe II, le souverain espagnol assoiffé de domination et de pouvoir. Les Aigles des Mers, pirates anglais qui combattent illégalement pour le compte de leur souveraine, sont les premiers résistants à l’oppression nazie. Quant à Elizabeth Ière, prête à croire jusqu’au bout à l’amitié et à la sincérité de Philippe II, elle représente les nations aveugles au danger qui rôde. Ce n’est pas un hasard si la Warner produisit ce film : les frères Warner étaient à la pointe des défenseurs de l’engagement américain dans la Seconde Guerre mondiale. L’Aigle des mers est ainsi représentatif d’une époque où le film d’aventures n’était pas seulement considéré comme un divertissement de bas étage, destiné à remplir les poches des producteurs, mais aussi une œuvre digne de conscience politique.
On conseillera donc aux adeptes de Johnny Depp d’aller faire un tour du côté de chez Sir Errol Flynn. Ils ne seront pas déçus.