… mais il ne faut quand même pas pousser non plus ! Lorsqu’en 1951, Claude Autant-Lara met en scène Fernandel dans un rôle qui semble vouloir faire suite à celui de Don Camillo, c’est pour livrer, avec sa version de l’horrible fait divers de l’auberge assassine de Peyrebeille, un de ses films les plus agressivement anticléricaux. Servi par les dialogues remarquables de Jean Aurenche, sa comédie noire flirte à plus d’un titre avec le fantastique.
En 1831, à Peyrebeille, deux aubergistes accusés de plus de cinquante meurtres sont décapités devant une foule impressionnante. Cet épouvantable fait divers inspirera l’un de ses romans de la Comédie humaine à Honoré de Balzac. Claude Autant-Lara, frustré dans sa tentative d’adapter le roman, décida donc de porter à l’écran son interprétation de l’affaire elle-même.
Autant-Lara, ici également scénariste, choisit de centrer son récit autour d’un moine, malheureux voyageur venu partager une nuit sous le toit des aubergistes assassins avec une troupe de voyageurs forts alléchants pour les hôtes homicides. Pris à part par la femme de l’aubergiste, il se voit confier l’horrible secret en confession, et ne peut donc le révéler à des voyageurs pour qui il craint, à raison, le pire. Autant-Lara prend dès le départ le parti de se moquer de son héros, interprété avec une grandiloquence bienvenue par un Fernandel revenu du Petit Monde de Camillo. Les dialogues hautement polysémiques de Jean Aurenche invitent dès le départ le spectateur à se joindre à la moquerie : comme les contes traditionnels dont il adopte la forme ironique, L’Auberge rouge pose le malheureux et naïf moine comme le benêt de l’histoire. Si Fernandel cabotine juste ce qu’il faut pour rendre crédible son personnage, à mi-chemin entre Don Camillo et le Topaze qu’il incarnait dans son précédent film, Autant-Lara semble prendre un malin plaisir à le torturer, pour finir par le plonger dans la folie et — probablement — la perte de la foi.
L’alchimie qui consiste à maintenir le côté sombre du récit face à un potentiel comique avéré (et seul utilisé dans le navrant remake de Gérard Krawczyk) s’exprime également dans la mise en scène. Majoritairement nocturne, le film adopte une mise en scène digne des films d’épouvante : ainsi, le jeu sur les ombres évoque le travail de Jacques Tourneur ; le personnage de l’ange-démon Mathilde (interprétée par Marie-Claire Olivia), celui du Diable joué par Michel Simon / Gérard Philipe dans La Beauté du Diable… Mais c’est dans la « scène de l’enfer » que l’aspect véritablement monstrueux du film se révèle. Enfermé par les autres pensionnaires, qui voient cela comme un jeu, dans la salle commune de l’auberge, le moine essuie les rires toujours plus stridents de ses inconscients compagnons d’infortune, à tel point que l’on finit par confondre ces rires avec les cris hystériques de damnés en sursis. Plus qu’à tout autre moment, les plans sur les flammes crépitantes de l’âtre se multiplient. Enfin, Fétiche, le serviteur mulâtre, est le « diable noir » de cette scène : filmé en contre-plongée, statufié dans les ombres de l’escalier, il préside à la fuite éperdue et paniquée d’un Fernandel qui n’a, à cet instant, plus rien de comique.
Car définitivement, le rire dans L’Auberge rouge est un rire grinçant. Situé entre le grand guignol (un genre théâtral où prédomine l’horrible et l’outrageusement sanglant, ancêtre du gore cinématographique), les contes paillards et moqueurs et une sorte de mise en scène des caricatures anticléricales du XIXe siècle, le film reste parfaitement drôle. Mais c’est un rire méchant, cassant, morbide, peu usuel dans la carrière de son acteur principal. Sans atteindre les excès de la relation entre Kinski et Herzog sur Aguirre, la colère de dieu, on sent dans L’Auberge rouge une rivalité certaine entre Autant-Lara, aux postes clés de scénariste et réalisateur, et Fernandel. De l’alchimie contradictoire entre les deux sortit un film qui, aujourd’hui encore, reste une référence de comédie qui ne se plie pas à l’obsession du faire rire à tout prix, et le plus facilement possible.