Curieux point commun avec Le Client d’Asghar Farhadi qui sort en France cette même semaine : L’Histoire de l’amour de Radu Mihaileanu, lui aussi, s’annonce tout entier dans un plan-séquence inaugural. Mais la divergence entre les augures est criante, à commencer par le fait que le plan-séquence de Mihaileanu est un faux, une prouesse numérique. Passant du gros plan à la vue aérienne pour revenir à terre sur une icône de cliché, du territoire de désolation au tableau radieux, du noir et blanc monotone à la couleur rutilante, le tout nappé d’une musique sirupeuse et d’un commentaire off prenant le ton du conte édifiant sur l’extermination, ce mouvement circulaire virtuel ambitionne de tout embrasser, les espaces, les époques et les sentiments. À la fin de son tour (l’apparition du titre du film), il n’a fait que brasser le tout en faisant fi de tout ce qui pouvait se jouer entre ces éléments, en les forçant à s’aligner sur lui comme des pièces dociles d’un manège visuel, dans le seul souci de sa propre virtuosité. Tout ce qui suit dans le film de Mihaileanu relève du même esprit pachydermique et sans conscience : sous le prétexte d’employer les grands moyens pour conter les petites âmes et les grands sentiments, la petite histoire et la grande, le professionnalisme grandiloquent du réalisateur de Train de vie n’aboutit qu’à une tambouille sans goût où se noie toute trace de sincérité des sentiments et du rapport au temps.
Âmes perdues
Réunir les époques, les générations, les destins, c’était pourtant bien la grande ambition du film. Soit deux âmes perdues dans le New York d’aujourd’hui : Leo, vieux grincheux, survivant d’un shtetl polonais rasé par les nazis, ruminant l’amour d’une femme que la rivalité avec deux amis, puis la guerre ont contrarié ; et Alma, adolescente trop sérieuse, si déçue par l’amour qu’elle a décidé de s’en passer. Ce qui rapproche ces deux êtres ignorant tout l’un de l’autre : outre qu’ils sont tous deux juifs, une série de lettres écrites jadis par Leo à la femme qu’il aimait, puis au fils qu’il n’a jamais pu élever, lettres qui sont devenues des livres. Premier écueil à la réception de ce mélodrame : les personnages qui, quand ils ne s’échinent pas en quête d’une originalité en toc (comme l’insupportable petit frère d’Alma, ultra-orthodoxe précoce qui se prend pour le prochain Messie), se voient réduits à de grossières caricatures attachées à leurs archétypes ou (plus embarrassant) à leurs appartenances sociales et ethniques, selon la bonne vieille recette rance déjà éprouvée par Mihaileanu pour susciter rires narquois et larmes de crocodile (se souvenir du Concert). La figure du vieux misanthrope prenant plaisir à enquiquiner le monde (ici avec l’exotisme de la judéité en sus) décroche la timbale haut la main : livrée à un comédien en roue libre (Derek Jacobi), elle entraîne le film par le fond à chacune de ses gesticulations. On sent l’impuissance du cinéaste et de l’acteur quand, même dans des tentatives de gestuelle burlesque lorgnant vers l’énergie de Chaplin, une réplique de trop suffit à Jacobi pour anéantir l’effet recherché et condamner la scène. Mais ce qui est également palpable, et plus antipathique, c’est que Mihaileanu, derrière ses sourires de conteur-amuseur-dramaturge, n’aime pas vraiment ses personnages, ne s’intéresse à eux que comme des figures plus ou moins démonstratives illustrant son lourd récit.
La tambouille de l’amour
Voilà l’autre gros écueil de L’Histoire de l’amour : une trame navigant entre les époques, les univers et les registres, mais surtout qui a suscité chez Mihaileanu le souci très professionnel de rendre cette navigation à la fois lisible et distrayante, de ménager des flash-backs, des correspondances, des coïncidences, des révélations. Le résultat se retrouve dans le montage : très pro, donc, très fonctionnel, mais surtout très dépourvu d’âme. On change de personnage, de registre, de temporalité sans que ces changements suscitent le moindre frémissement ; les révélations indiffèrent ; le récit se permet même des aberrations (un coup de théâtre ahurissant sur un personnage imaginaire, une boucle temporelle pour le seul besoin d’une coïncidence) qui à l’arrivée choquent à peine tant le moindre aspect de ce film, même le plus tarabiscoté, semble avoir été sacrifié à la facilité. Pire : pour épaissir sa tambouille, Mihaileanu la touille. Il ménage plusieurs passages atterrants où, en quête de quelque effet de compassion transcendant les frontières, il mêle plusieurs pans du récit en montage alterné, se laissant aller à des raccords douteux (on passe ainsi de l’incendie du shtetl par les nazis à celui, accidentel et à la fin heureuse, d’un immeuble new-yorkais), et recouvrant le tout des envolées musicales (de l’imbuvable soupe, plutôt) d’Armand Amar pour homogénéiser. On voit bien les efforts du réalisateur pour déballer les signes d’une mise en scène de grande ampleur autour des sentiments et de la convergence des destins, mais il ne réussit qu’à étaler plus encore le néant de sa vision de cinéaste sur cette matière.