Révélé en 1960 au festival de Moscou, L’Île nue dépeint le quotidien d’une famille d’agriculteurs isolée sur une île desséchée. Le réalisateur japonais Kaneto Shindô étonnait alors par un récit sans dialogue, mené par le cycle immuable des saisons et de la rude nature. Aujourd’hui, l’impression documentaire a vieilli et le film paraît à tel point coupé du monde qu’il peine à intriguer.
Sur une île desséchée, une famille japonaise s’échine à survivre de l’agriculture et d’un maigre élevage. Toute la difficulté provient du manque cruel d’eau sur cette étroite montagne qui pointe hors de la mer. Le quotidien est aussi simple que rude : godiller sur une barque jusqu’au une autre terre, remplir des seaux d’eau, les porter à dos d’hommes, revenir sur l’île et l’acheminer péniblement le long des raides pentes de la montagne pour la répartir équitablement entre chaque plante, bête et homme. Le couple souffre sous son fardeau liquide et les deux jeunes fils aident leurs parents. Au-delà du récit de cette famille sur quelques saisons de leur histoire dramatique, le cycle de la lutte humaine face aux conditions de vie et plus largement au temps.
Kaneto Shindô avait travaillé comme scénariste, entre autres pour Mizoguchi (Flamme de mon amour). En 1950, il cofonde la Kindai Eiga Kyokai, compagnie de films indépendants qui lui permet de réaliser des films éloignés du circuit commercial. L’Île nue, sorti en 1960 alors que la société est en difficulté financière, est révélé par le Grand Prix du festival de Moscou. Son succès peut être assimilé à deux raisons : l’étonnement que produit à l’époque sa forme, et son interprétation politique. La presse soviétique y voit alors une proximité avec la pensée communiste, ce que ne semble pas avoir cherché à faire Shindô. Suite à ce prix, le film sera exploité dans de nombreux pays.
Le premier élément marquant de L’Île nue vient de son absence de dialogue. Le récit est entièrement visuel. Là où le burlesque des films muets jouait sur l’expressivité des visages et des corps, Shindo préfère la mise en rapport de ces corps avec la nature qui les entoure. Le port des seaux pèse assez peu sur les visages. La souffrance est appuyée par des plans de pieds qui peinent sur les sentiers de sable glissants, puis renforcée par des plans larges où les corps voûtés apparaissent minuscules dans les pentes de l’île jaunie par un soleil irradiant. Le second moyen de montrer le quotidien de la famille est la répétition. Les vingt premières minutes n’affichent rien d’autre que le même parcours de l’île au continent : seaux vides, seaux pleins. Même chemin de fourmis creusé par le passage des semelles. Cette répétition, assez pesante, est accentuée par une musique cyclique qui ne quittera jamais l’image. Le récit pointe peu à peu vers le drame, avant de se restabiliser dans une situation proche de celle du début. L’action est la situation.
Shindô a été un peu rapidement annoncé comme un des grands acteurs de la nouvelle vague japonaise. Formellement, il est incontestable que ses recherches tranchent avec les productions commerciales de l’époque, rappelant avec moins de force La Femme des sables, réalisé quatre ans plus tard par Teshigahara. Mais il n’y a pas chez Shindô de mise en perspective d’une société. En 1960, Mizoguchi a dénoncé la place des femmes, Ôshima filme la révolte qui couve dans la jeunesse nippone, Shindô laisse un immense champ d’interprétation des idées associables à L’Île nue. On peut ainsi y loger la condition humaine en conflit perpétuel avec la nature, le religieux du biblique à l’animisme, le mythologique… Mais toutes ces interprétations mènent à la même idée du cycle pur qui presque cinquante ans après la première sortie paraît un peu mince. Tout dépendra du goût de chacun : adhérer à une « simple » affirmation de la vie sur Terre comme simple passage pour l’homme écrasé par des puissances supérieurs, ou désirer des pistes traçables par la seule volonté humaine, au moins un semblant d’évolution, même illusoire. L’Île nue peut donc sembler si attaché au cycle qu’il lui emprunte sa forme ronde jusque dans les réflexions qu’il provoque, laissant peu d’aspérités sur lesquelles s’accrocher pour progresser. Il ne dessine aucun futur. Si la forme qui semblait si éloignée des fictions classiques a vieilli, que la musique et les plans, pour la plupart très courts, brisent lors de sa vision en 2008 toute impression documentaire, le problème – intemporel – vient de cette rondeur totale. Et la situation de la famille est si peu justifiée (comment ne pas se demander pourquoi continuer à vivre sur cette île ? Pourquoi pas de pêche ?), si métaphorique qu’elle ne permet finalement pas d’entrer en empathie avec les personnages. Seule la scène à la ville les pose littéralement dans une société qui semble les rejeter et ne les concerne finalement pas. Shindô laisse tous ses personnages hermétiques aux hommes sans pour autant les décrire comme enchaînés à la nature. Le retour sur l’île sera imminent, les mouvements répétitifs reprendront, même après le drame, sans que celui-ci ne semble avoir produit autre chose qu’une douleur déconnectée de toute situation. Presque animale, elle n’aboutira à rien d’autre qu’à la reprise des éternels mêmes mouvements.