Témoigner de la richesse de la culture kurde et de l’oppression dont ce peuple sans terre est victime depuis des décennies, voilà une entreprise qui attire a priori la sympathie. D’autant qu’elle repose pratiquement sur les ressources d’un seul : Mansur Tural, Kurde et réfugié politique en France, assure lui-même scénario, production, réalisation, photographie, montage et distribution de ce premier long métrage. Mais c’est aussi là où le bât blesse et où l’indulgence bute : notre homme a choisi de transmettre son discours politique et culturel par un médium particulier, le cinéma. Et le ratage complet qui en résulte invite à penser que ce choix, celui d’une forme d’expression dont il n’a visiblement pas la moindre idée, n’était pas le meilleur service à rendre à sa cause.
On ne le répétera jamais assez, notamment à l’adresse des films « engagés », pleins de bonne volonté, issus de régions peu favorisées — tels qu’on les trouve à la douzaine dans les festivals — mais aussi des productions friquées en quête de bonne conscience — telles qu’on les trouve à la douzaine à Hollywood : les meilleures intentions du monde ne font pas les meilleurs films. Le cas de Là-bas il fait froid est une illustration des plus extrêmes et effarantes de cet Enfer bien pavé : ici, la diffusion d’un discours fédérateur sur la mémoire et le présent d’un peuple opprimé se substitue à absolument toute autre considération, le médium cinéma n’étant considéré que comme un écran/fenêtre par où faire circuler les idées en grand format, sous un aspect vaguement stylisé pour donner le change. Le résultat, évidemment, ne fait qu’avérer l’extrême précarité de cette posture. Le cinéma ne se laisse pas réduire à une surface d’expression plane et inerte : c’est un langage, qui ne se laisse apprendre que par ceux ressentant une affinité avec lui, et qui comporte des notions de base sans l’appréhension desquelles les discours les plus concrets et défendables sur le papier n’ont aucun moyen de s’y former.
Dissertation
Découpage parfaitement informe ; illustration sonore sondant des abysses de ringardise (ah, les hurlements des loups et du vent, le croassement des corbeaux et le grondement des orages, pour sur-signifier fardeaux et menaces sur les têtes du peuple kurde !) ; dialogues ampoulés à la solennité sapée par l’amateurisme des acteurs, rabaissant les personnages au niveau d’une mauvaise sitcom ; symbolisme mou tournant à vide (comme cet arbre dont on ressasse la vision, sur lequel des gens ont été pendus jadis)… Ce n’est pas tant l’incompétence patente à l’œuvre dans Là-bas il fait froid qui désole, que ce qu’elle révèle du rapport du réalisateur à ses images et au propos qu’elles portent : pratiquement inexistant. À dire vrai, plus le film avance, plus la question se pose du besoin réel qu’avait Mansur Tural du cinéma pour exprimer son discours comme il le fait, en dehors de l’espoir d’atteindre les salles obscures. Que raconte-t-il, au juste ? Situé dans le Kurdistan turc, ponctué par des scènes — démonstratives jusqu’à la caricature — de la répression du pouvoir kémaliste dans les années 1920 – 30 et de nos jours, dans l’arrière-pays et dans les zones urbaines, il se constitue la plupart du temps d’un véritable exposé en forme de dissertation scolaire sur « l’âme kurde », sans aucune prise de recul ni le moindre travail sur la matière (la parole, l’image) par une mise en scène aux abonnés absents. On y palabre doctement sur la culture et la foi d’un peuple à la longue histoire ; le réel y est parasité par des bouts de fantaisie folklorique pataude (les trois aveugles extralucides, chœur de la fatalité à l’effet comique miteux et aux commentaires sentencieux) ; l’humanitaire y fait une entrée peu convaincue et peu convaincante (la journaliste française en visite dans le village : appel du pied du réalisateur aux bonnes consciences internationales ?) ; on célèbre sommairement le courage des combattants du PKK ; on appelle mollement au devoir de mémoire…
Là-bas il froid s’apparente moins à un film qu’à un empilement paresseux de scènes et de thèmes « obligés » — c’est-à-dire familiers et attendus, donc menaçant de devenir des clichés — sur le problème kurde : images qui pâtissent de n’être que des matérialisations visuelles désincarnées d’un propos qui aurait au moins autant gagné à être seulement exprimé par des mots. L’ensemble donne une piteuse fiction du réel, que l’absence de toute profondeur de regard (encore eût-il fallu se donner les moyens d’un tel regard : en tentant un travail de cinéma par exemple ?) apparente cruellement à une médiocre reconstitution télévisée. Mais peut-être était-ce là, au fond, la véritable vocation de la démarche de l’auteur ? Ce qui est sûr, c’est que la voix de la souffrance kurde aura bien du mal à se faire entendre dans un tel fatras où la force du discours, entravée par la lourdeur d’images dont on ne sait que faire, ne dépasse jamais le stade des bonnes intentions initiales.