Corbeil-Essonnes, printemps 2008 : les élections municipales sont invalidées lorsque le maire sortant, Serge Dassault, milliardaire, est soupçonné de fraude. Automne 2009 : Dorine Brun et Julien Meunier, tous deux originaires de cette ville, partent en quête de la parole publique lors du nouveau scrutin. Sur les marchés, dans les conseils de quartiers, dans des cités, ils filment la démocratie à l’œuvre, au fil de rencontres où chaque interlocuteur devient un personnage à part entière de la mascarade élective. Sans jamais chercher le propos partisan ou édifiant, La Cause et l’usage pose un regard à la juste distance d’un microcosme aussi singulier que paradigmatique.
Une militante en boubou distribue les tracts de la liste UMP menée (en théorie) par Jean-Pierre Brechter : « Tant qu’il est en vie, ça ne peut pas finir », clame-t-elle à propos de Serge Dassault, déclaré inéligible en mars 2008. La photographie de Brechter orne le tract, mais celle de Dassault, maire de Corbeil depuis 1995, occupe toute la place. Si l’avionneur n’est pas candidat, il demeure partout présent. Il envahit les rues de la ville de son visage reproduit à l’envi sur les affiches. Il sature l’espace de son corps pesant aux côtés du candidat faire-valoir lors des apparitions publiques. Il occupe l’espace sonore par la répétition permanente de son nom, qui semble ne pouvoir se détacher de celui de Corbeil-Essonnes. Militants et partisans, pro ou anti-Dassault, ne parlent que de lui, se disputant sans cesse au sujet de sa légitimité politique et de ses méthodes peu orthodoxes. En disposant de sa fortune personnelle pour « faire le bien des habitants », Dassault achète des voix pour certains, pallie les lacunes d’un système administratif trop lent pour d’autres. Dans cet espace ubuesque, la patience permet aux documentaristes de révéler la théâtralité d’un dispositif de campagne par des cadrages soignés et attentifs aux détails de décors parfois saturés de signes (affiches, tracts, individus vociférants). Le décryptage de la vie politique locale passe par la longueur et la répétition du filmage dans des lieux de passage. On prend le temps de laisser les militants, les candidats, les partisans, les citoyens blasés s’habituer à la présence discrète de la caméra, pour mieux laisser éclater des personnalités qu’un film de fiction envierait. Ainsi, Rachid, ancien militant socialiste, encarté UMP pendant la campagne présidentielle de 2007, concourt sans étiquette avec une énergie proche du désespoir. Du haut de ses 1,61 % au premier tour, il appellera à voter Brechter/Dassault, loin d’un retournement de veste près. L’agencement des interventions de tels personnages construit le rythme d’un film où l’on rit et l’on tremble face au carnaval d’une élection jouée d’avance.
Nous avions découvert La Cause et l’usage lorsqu’il ne portait pas encore de titre, à l’occasion d’une séance de ciné-club au Cinéma du Panthéon en novembre 2011. Revoir ce film dix mois plus tard confirme notre impression première quant à la qualité du travail mené par Dorine Brun et Julien Meunier, organisé de bout en bout par un parti pris de réalisation très clair. Grâce à leur dispositif de tournage ultra-léger, ils parviennent à recueillir une parole riche et naturelle, pleine de justesse et d’excès, de passion et de naïveté. La voix des deux jeunes documentaristes demeure la plus discrète possible et l’image n’est jamais informée par d’autre commentaire que celui proféré par le ou les individus filmés. Le sens du film, jamais univoque, toujours ouvert, est démultiplié par les interactions du montage (opération toujours complexe, mais carrément performante dans le cas présent). Avec l’intelligence d’un récit filmique construit selon une apparente simplicité chronologique, La Cause et l’usage rappelle dans sa forme les grands documentaires de campagne de Leacock et Pennebaker (The War Room sur la campagne de Clinton en 1992 ou Primary sur celle de John F. Kennedy en 1960), ceux-là même qui ont inspiré Depardon dans la préparation de 1974, une partie de campagne. En toute modestie, le film de Dorine Brun et Julien Meunier parvient à travailler un même dispositif de réalisation sur un sujet local, dont la complexité est pourtant loin d’être facile à contenir en 1h02 de film. Avec clarté et concision, La Cause et l’usage réussit à décortiquer les relations de Dassault avec sa ville, mettre à jour les tensions saillantes entre les partis politiques, exposer les difficultés des quartiers et la détresse des ouvriers, sans oublier de montrer l’hypocrisie, l’opportunisme et la complaisance de certains individus tiraillés entre intérêt collectif et personnel. Dassault n’est pas montré comme le grand méchant loup aux allures d’ange (ou pas seulement), mais il devient au fil des séquences, qu’il y apparaisse ou non, le révélateur de toutes les dérives comportementales d’une période d’élection.
Malgré la dimension pragmatique de son sujet, La Cause et l’usage développe une beauté cinématographique à la mesure du désespoir de son objet. Le travail sur les sons seuls et sur les silences est pensé dans tout son potentiel d’expressivité filmique, en interaction avec l’image. Ainsi, l’avant-dernier plan du film se révèle d’une efficacité redoutable pour résumer la violence de cette étrange élection. Michel Nouaille, candidat communiste soutenu par l’ensemble de la gauche, est réduit au silence dans la salle des conseils, où son micro peine à fonctionner et où son propos est volontairement couvert par les voix du clan opposé. Isolé par la caméra, écrasé par les sons environnants, il devient l’anti-héros tragique d’une élection fictive, et pourtant effective. Dans le silence, tout est dit.