Œuvre déterminante dans la carrière de Jean Epstein, La Chute de la maison Usher est réalisé en 1928 et marque un tournant esthétique qui redistribue les cartes de l’avant-garde cinématographique. À juste titre, c’est l’un des films les plus connus de son auteur : parce qu’il adapte Edgar Allan Poe, parce qu’il pose les bases à venir d’une représentation visuelle du fantastique cher à l’écrivain et parce qu’il concentre en cinquante-neuf minutes les expérimentations les plus folles que le septième art encore naissant attendait encore d’explorer, La Chute de la maison Usher est à la fois un manifeste cinématographique et un poème graphique d’une élégance folle, qui transcende son époustouflante créativité formelle en maintenant de bout en bout une émotion brute. Quatre-vingt-six ans après, La Chute de la maison Usher, par son lyrisme et son inventivité, reste encore tant un choc visuel qu’un bouleversant conte romantique.
Création / destruction
Si le film (entièrement muet) porte le titre de La Chute de la maison Usher, il mélange en réalité deux nouvelles d’Edgar Allan Poe : la nouvelle éponyme et Le Portrait ovale. L’histoire d’un homme qu’une lettre force à se rendre en catastrophe chez un vieil ami, Roderick Usher, dont l’épouse souffre d’un mal mystérieux. Arrivé sur les lieux, l’homme découvre un château à l’atmosphère oppressante dans lequel son ami passe ses journées à peindre avec une passion obsessionnelle le portrait de son épouse. Plus l’artiste avance dans son œuvre, plus la santé de la jeune femme se dégrade… Lorsque celle-ci meurt, son mari inconsolable refuse de clouer le cercueil, persuadé que sa bien-aimée n’est pas morte et qu’elle va lui revenir.
Au moment où Epstein tourne La Chute de la maison Usher, il sort d’une série de succès publics et critiques pour Pathé et La Société des Films Albatros, puis en indépendant à compter de 1926. Pourtant, les difficultés financières s’accumulent et La Maison Usher, aujourd’hui unanimement considéré comme son chef d’œuvre, sera le dernier produit par Les Films Jean Epstein. Revu aujourd’hui, le film fait figure d’œuvre-monde, semblant porter en son sein l’organisation d’un univers inexploré et d’une langue nouvelle, entièrement absorbés par un créateur-démiurge dont le prix de la liberté (derrière la caméra) se paie amèrement à l’écran (l’artiste qui tue son épouse à mesure qu’il en peint le portrait). À tel point que le film semble lui-même évoquer sans cesse la culpabilité du créateur et la funeste prise de conscience que tout acte de création est également acte de destruction. Dans le film, la belle Lady Madeleine (interprétée par Marguerite Gance, épouse d’Abel) donne littéralement sa vie à l’œuvre de son mari ; la résurrection de celle-ci se fera en même temps que l’incendie de la demeure du couple. Il n’y a pas de création sans deuil et sans douleur : l’un et l’autre sont irrémédiablement liés, nous dit Epstein.
Fétiches
L’œuvre-maîtresse d’Epstein entraînera donc la chute de la maison de production du cinéaste : le parlant s’apprête à envahir les écrans français, et le gothique muet de La Maison Usher peine à trouver son chemin dans les salles. Pourtant, en puisant dans les deux nouvelles de Poe, Epstein a trouvé la matière idéale à ses expérimentations formelles : la puissance évocatrice des écrits de l’auteur est un fabuleux terreau propice aux trouvailles visuelles les plus folles (on ne sera pas surpris de voir qu’un certain Luis Buñuel fut assistant réalisateur sur le tournage). Par la multiplication de ralentis, d’images en surimpression, par cette composition méticuleuse du cadre qui donne à chaque plan une ampleur expressionniste qui évoque Murnau ou Lang, La Chute de la maison Usher s’affranchit des codes du cinéma français en vogue à l’époque – la même année sortira une autre œuvre majeure, elle aussi quasi expérimentale, La Passion de Jeanne d’Arc de Dreyer. Mais le film d’Epstein n’a d’autre volonté que d’offrir une expérience sensorielle qui s’apparenterait à une forme d’écriture cinématographique nouvelle. Le travail sur le montage, notamment, sidère encore aujourd’hui par sa modernité. Il faut voir par exemple la scène où Roderick et ses compagnons portent le cercueil de la défunte à travers les bois : le rythme lancinant et répétitif de leurs pas dans la forêt, les ombres menaçantes des arbres, la brume qui menace et les bougies qui s’impriment par-dessus les silhouettes puis les visages en gros plan… Tous les fétiches visuels qui, des films de la Hammer à ceux de Tim Burton, ont marqué la représentation de l’onirisme gothique à l’écran et du cinéma fantastique en général, semblent avoir été inventés par Epstein dans La Maison Usher. La beauté du film réside non seulement dans ses prouesses formelles, mais aussi dans le fabuleux équilibre maintenu par le cinéaste entre chaud et froid, entre l’ampleur mélodramatique de son histoire d’amour et de création vampirique et son décorum fantastique. Car La Chute de la maison Usher épate, transcende, transporte, étonne, mais aussi – et c’est peut-être bien là son plus bel atout – il émeut. L’histoire de cette possession amoureuse jusqu’à la mort, qui trouve sa rédemption dans les flammes de la maison maudite, est ici portée par un souffle lyrique qui continue de bouleverser, quatre-vingt-six ans après.