Tourné en 1938, La Fin du jour, sans être un film rare, n’a pas connu la postérité de La Bandera (1935), Pépé le Moko (1936) ou La Belle Équipe (1936) – réussite trinitaire et exemplaire du couple Gabin/Duvivier. Jouvet et Simon sont pourtant comme des poissons dans l’eau dans cette histoire de cabots vieillissants qui, au crépuscule de leur carrière (ils sont en maison de retraite), s’échangent hommages narquois et coups bas, et s’obstinent à faire durer les personnages qu’ils se sont créés pour exister. De nouveau réunis deux ans seulement après Drôle de drame (1937), les deux vedettes les plus populaires du moment rivalisent de présence non pour tirer la couverture à soi – le scénario est trop bien charpenté pour leur permettre une telle libéralité – mais pour user jusqu’à la corde le paradoxe du comédien. Dans ce petit monde du théâtre parisien vu depuis la coulisse des fins de carrière, le comédien est sans cesse en représentation devant ses semblables, feignant de ne pas ressentir sa propre disparition artistique et sociale. Le mouroir en faillite de « Saint-Jean-la-Rivière » abrite la fin de vie de cabots mais chacun joue encore, indéfiniment, son rôle – à la scène et à la ville, même combat contre l’oubli. Rôle peu glorieux pour le loser Cabrissade (Michel Simon, génial), rôle carrément pathétique pour Saint-Clair (Louis Jouvet), érotomane méphistophélique qui confond jusqu’au drame ses actes avec ceux du personnage dont il ne parvient pas à retirer le costume. Mais La Fin du jour, fable pirandellienne où les acteurs en jachère, en quête d’une gloire passée (Saint-Clair) ou rêvée (Cabrissade), confondent le réel, bien emmerdant, avec cette « scène » qui est toute leur vie, est aussi la comédie des masques qui tombent. Et la critique pas plus que le public de 1939 ne s’y sont trompés, qui accueillirent avec circonspection cet écrin pour les deux monstres sacrés de l’époque : si elle est souvent drôle et propose deux ou trois moments d’un brio indéniable, la comédie de Duvivier a déjà un pied dans la tombe…
L’important, c’est le collectif
À son retour d’une brève et peu convaincante expérience américaine, Julien Duvivier fait appel à Charles Spaak, qui a excellé dans l’écriture de La Grande Illusion deux ans plus tôt, pour revenir à ses amours anciennes et évoquer le théâtre, où il a commencé sa carrière. Avec Spaak, Duvivier a déjà illustré dans La Belle Équipe la fatalité retorse, imprévisible et tragique qui est attachée au collectif ; pourtant la communauté de saltimbanques usés que Julien Duvivier met en scène dans La Fin du jour, même si elle n’est pas reluisante, n’a rien de désespérée, au contraire. Exploitant avec génie un casting en or massif et une cohorte d’acteurs, premiers ou seconds couteaux du théâtre et du cinéma de l’époque (ils sont nombreux à figurer à l’écran dans La Fin du jour), Duvivier réalise une fiction sur la vieillesse à une époque qui ne lui prête guère d’attention. La mort est certes présente dès les premiers mots et c’est elle qui aura le dernier – c’est bien naturel, et Duvivier joue avec humour du registre de la morbidité (voir la scène de mariage des vieillards, qui ressemble à un enterrement, en plus gai, ou encore l’épitaphe ironique de Marny lu devant lui par Cabrissade). Mais ce film, que Duvivier aimait beaucoup, est aussi un hommage aux acteurs, qui font preuve d’inventivité (une réunion nocturne et clandestine se transforme en véritable soviet sous l’impulsion d’un Michel Simon « indigné » avant l’heure), de lucidité (le personnage de Marny) et surtout d’une grande générosité : dans cet univers clos où tous les personnages oscillent entre la vérité de ce qu’ils sont et le mensonge de tous ceux qu’ils furent, c’est la transmission qui survit à leur narcissisme. Cabrissade (Michel Simon) aide le jeune scout, ce fils qu’il n’a jamais eu, alors que Marny adoube le jeune premier (François Perrier, dont c’est une des premières apparitions à l’écran) : la morale est sauve dans La Fin du jour, qui rompt momentanément avec le pessimisme des précédents chefs d’œuvre portés par Gabin.
Les revers de la médaille
Ce collectif de La Bandera ou La Belle Équipe, où tout le monde s’affronte et se bagarre, où tout finit mal, Julien Duvivier n’en veut plus, il marque une pause, et il jongle avec ses créatures. Il le fait avec une grande rigueur dans l’écriture, qui ne laisse voir ni ficelle ni raccourci, et un art du récit très structuré, admirablement introduit par un compte à rebours endiablé et un long (faux) travelling qui serpente de la scène à la coulisse, préfigurant la vision scindée, « clivée » dirait-on aujourd’hui, sur laquelle repose le film – ce paradoxe du comédien moderne entre la vraie vie, de galère et d’oubli, et un art du mensonge qui enjolive leur réel. Duvivier jongle avec la vie et la mort, le réel et sa représentation, l’humilité et l’orgueil, le personnage qu’on exhibe et celui que l’on cache, et joue avec ce « petit monde » qu’il connaît bien. Il montre tantôt l’avers flatteur mais fané de cette médaille, chargeant Saint-Clair/Louis Jouvet et Marny/Victor Francen d’en incarner les deux pôles extrêmes (le fanfaron et le modeste, pour faire court), et le revers sordide mais réaliste, que Michel Simon sublime dans des scènes taillées sur mesure. Le hasard seul sait qui gagnera à l’arrivée, le grand théâtre et ses égos démesurés ou les petits grouillots « sans grade » et autres souffleurs. Tous rejoignent en définitive les héros de La Bandera et de La Belle Équipe : sous leurs airs d’enfants gâtés et capricieux c’est une formidable aspiration à la liberté et au bonheur qu’ils expriment… jusqu’à la fin.