Entre ces deux documentaires réalisés par Fernand Melgar respectivement en 2008 et 2011, la symétrie est presque trop belle. La Forteresse s’infiltre au sein d’une pièce de la mécanique d’admission des immigrés sur le territoire suisse ; Vol spécial fait de même pour évoquer la mécanique d’expulsion de ce même pays. Le premier a remporté le Léopard d’or du festival de Locarno 2008. Quant au second, à son passage à l’édition 2011 du même festival, il a surtout reçu de la part du président du jury Paulo Branco un épithète expéditif qui fit grand bruit dans le milieu et la critique : « fasciste », au motif que sa neutralité affichée le rendrait complice du système répressif. Se rappelle à notre souvenir le « lepéniste » jadis adressé par Serge Kaganski au Fabuleux Destin d’Amélie Poulain.
Le mot de Branco est certes contestable, sa justification certes simpliste, mais celle-ci a au moins le mérite de nous rappeler, à son corps défendant ou non, une vérité à ne pas oublier : la neutralité de la réalisation d’un film est un mythe. Que le réalisateur distancie au maximum son point de vue, tâche d’être équitable envers toutes les parties en présence, ses seuls choix de mise en scène l’amènent nécessairement à se positionner, à prendre parti, fût-ce pour lui-même, en tout cas vis-à-vis de son sujet. Ce sont peut-être les documentaires, affrontements directs avec le réel, qui vérifient le mieux cet axiome. Même les films de Frederick Wiseman, par exemple, qui jouent si habilement l’effacement derrière un dispositif d’exploration extensive et d’interrogation d’un lieu, d’un organisme, d’une institution, ne dissimulent pas pour autant l’implication de leur regard porté sur les gens, sur l’approche du réel même. Et quand Fernand Melgar (membre du collectif Climage, dont on connaît Prud’hommes) filme de l’intérieur des outils de régulation des flux migratoires en Confédération helvétique, il n’y échappe pas non plus. Mais il n’est pas aussi habile au camouflage que Wiseman, et s’agissant de la conciliation périlleuse d’une « neutralité » de l’approche et d’une intention dénonciatrice, il trahit sa position un peu plus qu’il ne l’aurait souhaité. Son diptyque s’apparente aux deux revers d’une même médaille, deux versants d’une approche documentaire bien intentionnée, parfois productive, néanmoins fragile.
Entrées (dans La Forteresse)
À Vallorbe (comté de Vaud), se dresse pour l’immigrant la première étape de sa quête d’asile dans la « forteresse » du titre, soit le territoire suisse : le « centre d’enregistrement et de procédure », où il peut séjourner jusqu’à soixante jours, le temps qu’on statue sur son cas. Le film La Forteresse se veut la chronique du fonctionnement de ce centre depuis l’arrivée des immigrants jusqu’au verdict de l’administration, une suite de procédures dont il pointe l’ambiguïté entre la fonction régulatrice stricte et le visage humain affiché aux nouveaux arrivants. Où malgré les accents de sincérité dans les échanges entre accueillants et immigrants, chacun reste à sa place dans une logique d’affrontement (usage quasi systématique du champ-contrechamp dans les dialogues sans séparation). Où on pratique en souriant le soutien éducatif, social et psychologique pour tous, mais où on n’en continue pas moins de trier, impitoyablement, de distribuer à la fin les « in » et les « out » comme un enseignant rendant un devoir corrigé, sans oublier de reprendre le fauteuil roulant prêté au réfugié handicapé qui a reçu son visa.
Étonnamment, la perspective adoptée par Melgar dans ce film pour décrire ce fonctionnement a de quoi attirer au moins autant de soupçon que celle de Vol spécial. Dans La Forteresse, en effet, le documentariste adopte résolument le point de vue du personnel du centre. C’est avec eux, bien plus qu’avec les demandeurs d’asile, que la procédure est observée et filmée, parfois à travers les images des caméras de surveillance. Dans les conversations à travers l’hygiaphone de l’entrée, la caméra se tient au côté des employés. On se retrouve à partager le regard et les interrogations des fonctionnaires sur les drames passés que les demandeurs d’asile leur exposent pour justifier leur démarche : vérité ou contes édifiants ? La question se pose même quand Melgar filme les immigrants entre eux, débattant énergiquement de leurs histoires respectives. Cette collusion du filmeur avec l’appareil régulateur — qu’il n’interroge jamais directement — pour filmer la procédure peut faire grincer des dents. Et d’une manière générale, la faculté de la caméra à se fondre dans cette mécanique aux accents d’absurde et d’arbitraire, à suivre sans réaction apparente son déroulement jusqu’au verdict, peut donner l’impression d’une acceptation un peu servile.
Soupçon qui cependant ne dure pas aux yeux de qui est attentif aux détails. L’ordonnancement des scènes, et la présence mise en évidence des signes du double langage de cet appareil (comme l’épisode du fauteuil), suffisent à déjouer ce soupçon, nous indiquent que Melgar ne se camoufle de sa « neutralité » qu’à l’adresse de son sujet et non du spectateur, et ne renonce pas à l’attention de son regard sur l’incongruité qui l’entoure. Quant à son point de vue sur les immigrés, ceux de l’autre côté de l’hygiaphone, il en garde pour la fin les seuls témoignages incontestables : les graffitis discrets en diverses langues qu’ils laissent sur les murs du bâtiment qui les a accueillis. Ces traces témoignent aussi de la qualité la plus paradoxale de l’approche de Melgar. En observant ces immigrants tels qu’ils sont vis-à-vis de lui-même — des étrangers — sans pour autant renier leur expression ni prendre de la hauteur sur eux, le cinéaste montre finalement une certaine honnêteté. Ce qui lui permet de ne pas polluer la chronique dont le besoin l’a amené ici.
Sorties (par Vol spécial)
Frambois (toujours dans le comté de Vaud) abrite un autre espace clos : son centre de détention administrative pour sans-papiers en voie d’expulsion, établissement pilote — ne fût-ce que parce qu’il est le premier exclusivement consacré à cet usage — où on peut être gardé jusqu’à dix-huit mois. Une fois franchie la haute enceinte grillagée, la prison a des allures d’internat : les détenus y sont libres de contraintes vestimentaires, libres de se déplacer, d’exercer certaines activités, voire de se laisser filmer par Melgar venu là, suivant son intention déclarée, pour recueillir leur parole, en faire des personnages de chair et de pensée, eux que les médias sont plus enclins à réduire à des statistiques et des figures expiatoires. De fait, on observe ces hommes profiter du mieux qu’ils peuvent de leur liberté restreinte, refuser de se laisser abattre, maintenir leurs signes extérieurs d’individualité, témoigner de leurs histoires, voire débattre de leurs objections contre le système qui les ostracise. Les employés du centre, eux, n’ont pas tout à fait droit aux mêmes égards aux yeux du documentariste. Comme dans La Forteresse, ils ne sont filmés qu’à travers l’exercice de leur fonction (réunions, rapports teintés de paternalisme vis-à-vis des détenus), n’ont droit qu’au statut de serviteurs d’un appareil répressif qui cependant s’efforce, tout au long du film, de se donner un visage humain — grand écart similaire à celui du centre d’enregistrement du premier film, mais forcément plus malaisé.
On pourrait voir dans cette différence de traitement un parti pris partisan, opposant « l’humanité sincère » de ceux qui refusent le système et « l’humanité feinte » de ceux qui y collaborent ; ce qui ne serait pas condamnable en soi. Seulement, la discrimination dans le regard du documentariste s’avère moins franche que cela. L’ « humanité » des gardiens consiste notamment à expliquer au détenu qu’on lui offre le choix entre deux sorties de scène : la première, précoce, où, après accompagnement à l’aéroport, il part sur un vol de ligne, en homme libre ; et la seconde, le fameux « vol spécial », où il subit le traitement infamant qui affole tant les mauvaises consciences (suite à la médiatisation de certains décès survenus au cours de tels transferts), avec entraves, cagoule, couches-culottes et tutti quanti. Étrangement, dans le film, aucun de ceux finalement expulsés n’aura choisi la première option : tous l’auront déclinée (dont un au moment même d’embarquer), auront souhaité reculer l’échéance du départ malgré les avantages évidents. Cette coïncidence renforce l’idée que les choix de représentation faits par Melgar (qui il va filmer et écouter, qui il va garder au montage, comment il structure son récit d’une communauté) relèvent moins de l’expression impliquée d’un point de vue que d’une plus froide, plus calculatrice distribution de rôles. Le rôle le plus évident est celui du personnel du centre : ce sont les gardiens, les exécutants du programme d’expulsion, certes capables de commisération sans doute un peu sincère mais néanmoins inhérente à leur fonction, la gestion des départs « en douceur ». En face d’eux, cependant, l’effort louable pour individualiser chacun des détenus ne dissipe pas l’idée d’un portrait-type, dont les fonctions principales seraient de tâcher de survivre pour le temps qui lui reste, de critiquer ses oppresseurs en des termes connus d’avance (préjugés des Européens, racolage populiste du pouvoir fédéral, etc.), avant de connaître un destin inéluctable (et le film se sera focalisé sur l’issue la plus dégradante). Ainsi, l’approche du réalisateur centrée, selon ses intentions, sur l’humain et le parti des opprimés obéit au moins autant à la nécessité, moins personnelle et moins honnête avec son sujet, de construire un récit en souscrivant à des schémas de représentation.
Plus gênant encore, la fameuse « neutralité » de Melgar, son retrait apparent derrière la parole et l’image des détenus et de leurs gardiens (qu’il oriente pourtant bel et bien, quoi qu’il en dise, avec ses moyens de réalisateur), échoue à dissiper (ce qui aurait pourtant été son rôle élémentaire de cinéaste) la tromperie lui tend que le sujet : la façade d’humanité de l’appareil d’expulsion, présenté par le truchement du personnel du centre. À aucun moment le documentariste ne s’avance à gratter le vernis de la compassion affichée par ces employés et ces cadres pour observer ce qu’elle camouflerait. Il est possible qu’il juge l’hypocrisie assez évidente pour lui éviter de s’investir plus avant à la démasquer ; il n’empêche qu’en se tenant ainsi à distance, l’air de ne pas y toucher, il laisse se constituer un flou préjudiciable entre cette apparence d’humanité et celle, évidemment non feinte, des hommes qu’ils « administrent » — acquiesçant ainsi, d’une certain façon, au discours de façade. La fin même du film laisse filtrer une idée bien discutable, mais que justement il ne tentera jamais de discuter. Des images de JT nous apprennent le décès d’un expulsé au moment où on l’embarquait avec d’autres, pieds et poings liés, dans un « vol spécial » qui a dès lors été annulé. S’ensuivent le retour à Frambois des autres passagers forcés du vol et un débat ouvert, mais peu productif, avec le personnel. Mais cette scène, subséquente à l’exposition de la menace (le « vol spécial ») agitée durant tout le film tel un épouvantail, achève de faire apparaître ce centre de détention comme le seul lieu où les sans-papiers peuvent faire entendre leurs doléances — comme un havre de paix, en somme. La Forteresse se terminait sur des images témoignant de la duplicité du système de régulation ; la fin de Vol spécial laisse se dissoudre cette duplicité. Le reproche de Paulo Branco — au-delà de l’excès du verbe — trouve là une pertinence dommageable : en se réfugiant derrière un dispositif qui prétend laisser les bons et mauvais points se distribuer tout seuls, en affectant de distancier sa mise en scène pour laisser le sujet parler de lui-même, Melgar renonce à faire face au discours de ses images, à se donner les moyens d’affronter les points les plus fallacieux, les plus antagoniques à ses bonnes intentions.
Il faut aussi évoquer, avant cette fin maladroite et douteuse, un plan, un seul, qui a de quoi faire partager l’aversion de Branco pour cette « neutralité » complaisante. Des détenus vont quitter Frambois dans un fourgon cellulaire pour être expulsés ; ils sont cloîtrés dans des compartiments exigus, fermés par des portes ne laissant passer la lumière que par de petits trous. Melgar résume ce spectacle d’oppression à un seul plan, balayant le champ des portes trouées au gardien qui leur parle, posté à côté du cadreur. À ce moment, les détenus dont le réalisateur s’est tant efforcé auparavant de restituer l’humanité ne sont plus que cela : des trous dans des portes de métal, des objets observés du point de vue d’un gardien. Dans un sport collectif (puisqu’on parle de gardien), on appelle cela marquer contre son camp. Ou peut-être pas, si on reconsidère la question dudit camp : la commisération qu’éprouve le réalisateur à l’égard de ces victimes est-elle, au fond, si différente de celle qu’affichent les gentils fonctionnaires du centre de détention ?
Mauvais sens
Les visions juxtaposées de La Forteresse et de Vol spécial inspirent quelques réflexions. Bien que les deux films aient été tournés respectivement en 2008 et 2011, soit après l’accession au pouvoir fédéral suisse d’une droite populiste aux notoires relents xénophobes, le tournage de La Forteresse a visiblement bénéficié de facilités (pleine collaboration des fonctionnaires, autorisation de tournage, etc.) que le durcissement progressif de la politique migratoire a rendues par la suite plus compliquées à obtenir. Ce qui doit expliquer en partie le fait qu’après avoir pu s’introduire auprès des intervenants de l’appareil d’accueil, Melgar n’ait eu guère d’autre choix, pour Vol spécial, que de se rapprocher des immigrés en voie d’expulsion.
L’idée vient que ce sont ce même durcissement et ce rapprochement avec des immigrés désormais victimes qui ont fragilisé la tactique d’infiltration du cinéaste dans le deuxième film, la menace du pathos mettant au jour l’ambiguïté de sa démarche. Dans La Forteresse, quand il se tient aux côtés des fonctionnaires, les filmant sans mot dire dans leur travail, tenant à distance toute introspection dans leurs vies personnelles autant que dans les vies — au passé pourtant édifiant — de ceux qui appellent leurs services, sa position sans affects lui permet l’observation lucide et pertinente dont il s’était fixé l’objectif, celle du double langage et de la nature absurde d’un système de régulation. Dans Vol spécial, en revanche, les drames personnels qui se jouent sous ses yeux l’incitent à une posture d’implication, de recueil de parole, de commisération, dont la sincérité révèle ses failles dès que l’enjeu esthétique posé par cette situation se complique sur le terrain.
Au bout du compte, les manœuvres de la démarche documentaire de Melgar, avec leurs effets divers, sont à rapprocher d’une question de représentation plus générale. Soit l’ensemble des visions de l’immigration par des cinéastes de « pays d’accueil », lesquelles, si pétries d’humanisme qu’elles puissent être, se passent trop rarement d’arrière-pensées condescendantes et auto-satisfaites, faisant des victimes des objets de leurs bons sentiments au lieu des individus qu’elles sont et qui devraient justifier leurs élans d’humanisme. De Suisse, on se souvient du court métrage Einspruch VI de Rolando Colla, exécrable coup de force formel autour — précisément — d’un de ces « vols spéciaux », hélas primé au festival de Clermont-Ferrand 2012. Quant au Vol spécial de Melgar, il n’est pas si étonnant de voir Bertrand Tavernier, un des saints patrons de la bonne conscience bourgeoise du cinéma français, rappliquer à la rescousse dans le dossier de presse pour répondre à la polémique lancée par Paulo Branco, plaidant pour un sujet dont le caractère édifiant s’imposerait de lui-même et ne nécessiterait, de la part du réalisateur, que sa simple présence. C’est en partie à cause d’arguments comme ceux de Tavernier que la pitié a, dans l’histoire du cinéma, suscité si peu de bons films.