Alors que les armées oscarisées de Spartacus s’autorisaient déjà quelques dérives homo-érotiques (voir la scène où Tony Curtis et Laurence Olivier se demandent qui de l’huître ou de l’escargot ils préfèrent), William Wyler ose aborder frontalement avec La Rumeur (1961) l’homosexualité féminine. Il abandonne CinemaScope et grand spectacle pour un drame psychologique en noir et blanc adapté d’une pièce qu’il avait déjà porté à l’écran 30 ans auparavant. Un casting de premier choix (Audrey Hepburn et Shirley MacLaine dans une partition subtile), un sujet scandaleux, une mise en scène au cordeau, La Rumeur avait tout pour marquer les esprits. Et pourtant, le film fait souvent partie des grands oubliés dans la carrière du réalisateur et des deux actrices. Il est clair qu’aujourd’hui, la vision donnée de l’homosexualité paraîtra un peu datée mais le véritable intérêt de La Rumeur réside avant tout dans la manière dont le film déplace son sujet pour pervertir les carcans d’une société puritaine enlisée dans ses contradictions…
Cela commence avec de faux airs de Rebecca. Un long travelling avant nous emmène dans une propriété de campagne. Sauf qu’ici pas de manoir en deuil d’une maîtresse adorée par la gouvernante, mais une pension pour jeunes filles tenue par deux amies d’enfance, Karen Wright (Audrey Hepburn) et Martha Dobie (Shirley MacLaine). Cela pourrait se poursuivre tel un ersatz de Women de Cukor, tant cette institution respire la féminité et se présente comme un vivier où se développent différents « caractères » de la jeune gamine soumise à la vieille actrice qui vit dans le regret de sa gloire passée (Lily, la tante de Martha). Ersatz de Women seulement. Car le quota masculin est quand même assuré par la présence du vigoureux médecin Joe Cardin (James Garner) fiancé à Karen, ce qui nous vaut de nombreuses crises de jalousie de la part de Martha la délaissée. Forcément, dans cette petite ville de province, l’amitié fusionnelle entre les deux jeunes femmes et l’incapacité de Martha à trouver un mari, suscitent des questionnements. Mais le scandale arrive par celle dont on s’y attendait le moins : Mary, petite peste dans la veine de Nelly Olson, se venge de ses deux professeurs qui l’ont punie en ébruitant la rumeur qu’elles auraient une relation « contre-nature ». Le mal est fait et très vite, sous l’impulsion de la grand-mère de Mary, les parents retirent leurs enfants de cette diabolique institution…
Inspirée d’un fait divers du XIXe siècle qui nous vient tout droit du pays du kilt, la pièce de Lillian Hellman, The Children’s Hour, fut d’abord interdite avant d’être jouée avec succès à Broadway en 1934. Séduit par ce texte sulfureux et dramatiquement intense, William Wyler tente une première adaptation sur grand écran en 1936, adaptation sans grand intérêt car complètement édulcorée par le code Hays, la haute autorité de censure d’Hollywood. Exit donc, les révélations finales de Martha qui n’est plus amoureuse de Karen mais du docteur. Wyler fut même obligé d’abandonner le titre original de la pièce pour rebaptiser son film Ils étaient trois. D’autres pièces de théâtre pâtirent également de cette censure. On pense notamment à La Chatte sur un toit brûlant de Tennessee Williams adapté par Richard Brooks et complètement amputé de son sous-texte homosexuel. Une aberration ! On comprend donc que Wyler qui, avec la Palme d’or pour La Loi du Seigneur et les 11 oscars de Ben Hur, s’est assuré une place confortable à Hollywood, cherche à faire un remake plus fidèle de The Children’s Hour. En 1961, le code Hays est encore présent, mais les mœurs ont quand même évolué (très) doucement en trente ans. Les spectateurs avertis (et invertis) ont, par exemple, déjà pu déceler dans une Katharine Hepburn jouant les chevaliers d’Éon (Sylvia Scarlett) ou dans une Joan Crawford plus virile que John Wayne (Johnny Guitar) quelques clins d’œil crypto-lesbiens.
La Rumeur est donc l’un des premiers films hollywoodien à aborder ouvertement l’homosexualité féminine, aidé par deux actrices grand public dont la renommée n’est plus à faire (Audrey Hepburn vient de tourner dans Diamants sur canapé, Shirley MacLaine dans La Garçonnière). Évidemment, le film n’échappe pas aux poncifs qui feront bondir les lipsticks girls adeptes d’un L Word aussi sucré qu’un épisode de Sex and the City. La relation entre Audrey Hepburn et Shirley MacLaine n’échappe pas au puritanisme ambiant qui veut que l’homosexualité soit « contre-nature », déviante. La seule issue proposée à la femme pécheresse est le suicide. Dans le film de Wyler, le mot « homosexualité » n’est d’ailleurs jamais proposé, les personnages préférant user de périphrases ou d’un silence lourd de sous-entendus. À deux reprises, la mise en scène traduit à merveille ce poids du tabou. Tout d’abord dans la séquence où Mary annonce à sa grand-mère que ses deux maîtresses ont une relation coupable. La caméra, qui jusque-là jouait de cadres assez serrés, use du plan large, intégrant le chauffeur dans le plan (et donc un témoin potentiel à qui il faut cacher cet horrible secret). Une vitre sépare dans la voiture les deux femmes du chauffeur et Mary fait alors sa révélation à l’oreille de sa grand-mère tandis qu’un cut montre, comme par métonymie, la pension. On retrouve un procédé analogue dans une séquence ultérieure qui génère au sens propre un trou sonore au moment de la révélation. Martha et Karen s’inquiètent de voir tous les parents de l’institution venir chercher leurs enfants sans avoir aucune explication. Karen se décide à prendre à partie l’un des pères de famille. Martha et le spectateur les voient alors s’éloigner dans le jardin. La porte-fenêtre qui sépare l’intérieur où nous restons et l’extérieur nous empêche d’entendre la conversation et les explications qui sont données, comme si le secret était trop lourd à entendre.
Quelques années après sa sortie, Shirley MacLaine présentait ainsi La Rumeur : « Quand on a fait ce film, l’homosexualité n’était pas un sujet de conversation. Il s’agissait des accusations d’une enfant. Cela aurait pu être n’importe quoi. Nous n’étions pas conscients de ce que nous faisions, nous étions des pionniers involontaires, nous ne mesurions pas la portée de ce que nous faisions. » Si l’homosexualité est bien le noyau dramatique du film et nous vaut une sublime scène « d’aveu » de Shirley MacLaine (« Je suis coupable » commence-t-elle au bord des larmes), la véritable réussite de La Rumeur tient dans la manière dont le film joue du principe d’inversion pour pervertir le puritanisme hypocrite de la société provinciale qui nous est décrite. N’est-ce pas étonnant que les plus « perverses » de toutes soient celles à qui la doxa accorde pureté et véracité : soit une enfant et sa grand-mère ? Que penser, en effet, de cette Mary aux yeux diaboliques qui se complaît à véhiculer la rumeur tout en entretenant une relation SM sous couvert de chantage, avec l’une de ses camarades de classe… une voleuse de surcroît ! À côté, la prétendue relation entre les deux femmes paraît bien noble et anodine. De même, sous couvert d’un certain classicisme, Wyler n’a pas peur de bousculer sa mise en scène par de effets de cut chaotiques (avec une prédilection pour le raccord dans l’axe). Comme un pied de nez aux origines théâtrales de l’histoire, il n’hésite pas non plus, dans son appréhension habile de l’espace, à montrer des personnages qui font dos aux spectateurs.
La rumeur court et les personnages ne cessent de chercher la vérité ou plutôt leur vérité. « C’est vrai », « Cela ne peut être vrai », « C’est faux »… les répliques fusent et les interrogatoires se multiplient. Les scènes d’aveu du film deviennent des mini-tribunaux avec de nombreux intervenants (d’où cette propension au recadrage en petits groupes de personnages), comme si l’aveu en lui-même avait autant d’importance que sa résonance auprès de ceux qui pourraient l’entendre. Une scène significative parmi d’autres : lorsque la petite Rosalie ment et prétend dans un cri d’effroi qu’elle a bien vue une « liaison coupable » entre ses deux maîtresses. Dans l’arrière-plan, tourne Mary qui, d’un simple regard met la pression sur sa camarade pour qu’elle dise ce mensonge. La véracité de l’homosexualité de Martha connaît également de multiples fluctuations. Fausse, si l’on s’en tient aux preuves inventées par Mary et sa grand-mère ; vraie dès que la jeune femme en vient à assumer son désir non consommé pour son amie d’enfance. Tout est question de point de vue. Même la relation hétérosexuelle entre Audrey Hepburn et le docteur se teinte d’une once d’interdit quand il s’exprime dans l’arrière cours de l’école. Dans un dernier retournement ironique, les deux personnages sont obligés de regarder à gauche, à droite, s’assurant qu’il n’y ait pas d’enfant dans les parages avant de s’embrasser. Finalement, ce que nous montre avec intelligence Wyler, c’est que dans cette bourgade hypocrite et remplie de faux semblants, toute vérité reste relative et chaque rumeur cristallise avant tout les obsessions de ceux qui la véhiculent.