La Sagrada Familia est à rattacher à un tout jeune cinéma chilien. « Le gouvernement chilien a augmenté le budget consacré au cinéma et l’argent privé est entré dans le financement des films. (…) Ici le cinéma devient une petite industrie naissante, bien que précaire. L’école de cinéma du Chili a certainement joué un rôle », dit Sebastián Campos. Le dossier de presse permet aussi de resituer l’histoire : c’est un week-end de Pâques – Marco, le fils, étudiant architecte, invite Sofia, sa nouvelle petite amie dans la maison de campagne familiale, pour la présenter à ses parents. Eux sont catholiques, plutôt conservateurs ; elle est d’extrême gauche, libertaire, prône le couple libre. La tension monte, la famille unie éclate. Mais… de quoi se souvient-on vraiment quand on a vu un film il y a six mois en festival, et que ce film a été marquant ? Voyons voir…
La méthode de tournage de La Sagrada Familia est tout de même très intéressante : le tournage, dit le réalisateur-scénariste-opérateur-monteur, s’est effectué sur seulement trois jours – ce qui relève de l’exploit. Le scénario faisait seulement douze pages, tout a donc été improvisé par les comédiens au tournage, dans un état de tension extrême, et d’épuisement. Une des scènes centrales du film est précisément une scène d’improvisation théâtrale : Sofia livre un monologue surexcité d’Ophélie. De fait, Sebastián Campos travaille à vif cette notion de jeu : « ma théorie repose sur le principe qu’en travaillant l’improvisation de manière concentrée, sans répit, c’est l’inconscient du cerveau chilien qui se révèle, son langage, son identité, son fonctionnement. »
Ce faisant, on reste bien dans de la fiction – le réalisateur traite le choc de culture entre la morale traditionnelle, catholique, et des thèmes comme le couple libre, l’homosexualité, la drogue, l’adultère (le film a provoqué un débat de société au Chili), greffé sur un canevas générationnel vieux/jeunes. Le père est un architecte raisonnable, sur le mode du il faut que ça tienne debout, le fils est un architecte plein d’idéaux, sur le mode du je me construis un destin. Mais, quoique fictionnel, le film approche en même temps les parti-pris du cinéma direct : il capture ce qui advient devant la caméra, au moment où cela advient. Le temps n’est donc pas dilué, les comédiens n’ont donc pas le temps de styliser leur jeu, ils livrent beaucoup d’eux-mêmes, le tournage laisse donc la place à de l’imprévu – le réalisateur part « à la chasse » de ce qui n’est pas écrit, maîtrisé à l’avance. La méthode est participative (toute l’équipe prend des initiatives), curieuse (est filmé ce qui n’est pas connu), risquée à beaucoup d’égards.
Il n’est pas certain que cela soit plus réel ou plus complexe – et que réel ou complexe soient des notions véritablement opérationnelles en matière de cinéma ; mais en tout cas c’est une autre façon d’aborder le récit, sur le mode de la convergence entre un cinéma narratif et un cinéma direct. On identifie le lien évident avec le Dogme – Campos avoue avoir pensé à Festen de Vintenberg ; mais aussi à Théorème de Pasolini – c’est le même sujet, l’irruption destructrice d’un intrus dans la cellule familiale ; ou à Faces de Cassavetes, pour les improvisations de comédiens. Le montage permet de rattraper la débauche d’images (82 heures de rushes – on en déduit qu’il y avait plusieurs caméras) – Sebastián Campos y a passé dix mois.
Au-delà de cette démarche, quelques scènes ressortent plus que d’autres, pour des raisons diverses. Il y a des raisons formelles, comme lorsque Marco, le fils, descend, bouleversé, un escalier de bois le long de la plage. La caméra qui le filme est solidaire de lui, probablement accrochée à l’acteur lui-même par un harnais. La technique permet de rendre fixe le personnage filmé, tout en faisant bouger, de façon chaotique, le monde, tout autour – c’est donc a priori une technique idéale pour faire état d’un moment de désordre psychologique (ivresse, trip, etc.).
Reste la scène d’épilepsie, spectaculaire. Quelques ambiances aussi surnagent, notamment des scènes de nuit, furtives, dans les buissons. On se souvient de regards, inquisiteurs – la maison familiale est un huis clos où l’on s’épie l’un l’autre. On se souvient d’une scène ratée du film, la scène du repas arrosé du soir, où la justesse des propositions des acteurs s’atténue, parce que le scénario devient soudain poussif, et même pousse-au-crime… Dans La Sagrada Familia, le jeu de Macarena Teke, amoureuse transie et mi-aphasique de Marco, est saisissant : « au départ, nous avions décidé que son personnage serait complètement muet. Mais Macarena n’y croyait pas. Elle s’est mise à faire des recherches auprès de psychologues et elle a découvert le mutisme sélectif. Cela m’a paru beaucoup plus intéressant », confie le réalisateur. Paradoxalement, l’actrice livre quelque chose de très brut et de très émouvant, mais qui en fait a été le résultat d’une enquête minutieuse et d’hésitations.
Bref, ce qui marque durablement est d’ordre autant formel – une démarche de réalisation, l’apport d’une technique de filmage – qu’émotif : la fascination pour une épilepsie, l’émoi de frôlements dans la pénombre, le plaisir du voyeurisme, le malaise d’une scène ratée, et la plénitude d’un jeu. Tout cela fait du souvenir de La Sagrada Familia un souvenir largement positif.