Éclipsé par les Mille Soleils de Mati Diop au FID de Marseille 2013, le second long-métrage de João Vladimiro, petit essai filmique taiseux dans le prolongement de son premier film Jardim (déjà présenté au FID en 2008 et déjà reparti bredouille), brigue le statut de « sensation expérimentale » de l’été, dans le sillage de films comme Le Quattro Volte de Frammantino ou Leviathan de Lucien Castaing-Taylor et Verena Paravel, qu’il talonne secrètement sans parvenir à égaler leur puissance de sidération. Pari à moitié réussi, ou à moitié raté, tant cette balade argentique au long cours finit par trébucher sur un académisme de dilatation assez décevant de la part d’un auteur visiblement soucieux d’en découdre avec les conventions du genre. Documentaire défait et sibyllin, Lacrau oppose la lèpre urbaine à la nature profuse en zieutant sur Chris Marker, faisant de ce De Natura Rerum décharné un Sans soleil ramolli et contemplatif, mais à la structure a priori trop engourdie et rondouillarde pour le costume convoité « d’ovni de l’été ».
Patchwork
Le film commence comme celui de Marker, par une image d’enfant tirée des limbes. Dans un silence épais, un jeune garçon se tient en équilibre à flanc de paroi, hésitant de longues minutes avant de s’engouffrer dans le vide du hors champ. Sa disparition nous plonge dans un bouillon mythologique déserté de tout visage contemporain, remplacé par quelques figurines de paysans terreux à la pantomime rupestre, traités comme les motifs d’un tableau archaïque. Le tout progresse ensuite par emboîtements successifs, diluant des séquences brutes, sans commentaire ni fil narratif suffisamment tendu pour devancer l’inévitable somnolence d’un spectateur condamné à rapiécer seul des lambeaux de plans décousus. Contrairement à l’auteur de La Jetée, qui cherchait dans le souvenir d’enfance la piste d’un mystère (traumatique) à résoudre, João Vladimiro se contente d’en faire le point de départ symbolique d’une ode un peu béate aux gestes primitifs et à la nature. Dès lors, la première image de Lacrau fonctionne comme une simple mise en route, activant le déroulement linéaire d’un dispositif poseur renfermant un petit traité de philosophie candide et usagée. À tel point qu’au milieu du film, des chèvres et leurs éleveurs des régions pauvre du nord du Portugal font directement écho à celles de la Calabre de Frammantino, à la différence notable que ces figures s’intégraient chez l’italien dans une structure en boucle, certes consciente de son astuce, mais parcourue d’un animisme truffé de crépitements burlesques inattendus – dont l’absence se ressent cruellement chez son cousin lusitanien. D’autre part, c’est moins la naïveté de ce bout à bout de morceaux de réel qui ennuie, que le sentiment que le film s’improvise un sujet par défaut, alors que l’ébriété de son découpage relève plutôt du patchwork de courts métrages, ou d’une collecte d’archives in progress.
Alien
Semblable à ces films de festivals plutôt destinés aux musées, Lacrau demande beaucoup d’attention mais donne peu, et au compte-goutte. Pourtant, Vladimiro se rend moins coupable d’avarice que d’une erreur d’appréciation : celle des capacités du spectateur de cinéma à adhérer à un programme dramatique aussi menu, quand d’autres fertilisent une matière parfois plus pauvre mais fermement chevillée à un sujet. Manque aussi l’attraction plastique d’un Léviathan, qui broyait le réel à la centrifugeuse de son dispositif radical, ou un drame – optique, plastique, sonore, qu’importe – au symbolisme plus explicite, pour qu’enfin cessent ces projets arty qui peinent à sortir de leur sommeil conceptuel en pariant sur l’endurance mentale du spectateur et les sacro-saintes puissances épiphaniques du cinéma. Reste qu’en dépit de ses tares, Lacrau s’avère un objet d’une sidération graduelle et particulière, puisqu’elle découle principalement d’un travail sur le son dont les grondements chamaniques tirent la prise de vue paysagère du côté de la fantasmagorie brumeuse. Si bien que parmi un jukebox de formats aléatoires, l’image carrée, tantôt couplée à des ronflements métalliques, tantôt à des percussions timides, fait de chaque plan une étrange vision subjective, comme si un extraterrestre avait été chargé de documenter le monde à travers le hublot de son scaphandre. En découle une chronique indatable, substituant l’œil mécanique de la caméra à celui, organique, d’un opérateur ingénu doté d’un système d’enregistrement rétinien – et par moments, hasard du calendrier, certains plans ne sont pas sans évoquer la lande écossaise noyée sous la brume que découvre l’alien de Scarlett Johansson, dans le récent Under the Skin de Jonathan Glazer. En fin de compte, on en revient à cette première impression d’assister à une collecte d’images : prélèvements d’herboriste, notes visuelles d’anthropologue et croquis de naturaliste, Vladimiro invente un geste de filmage prodigieux, exhumant par décantation une sorte de prise de vue primitive et originelle. Son documentaire prend alors les atours d’un film d’archives surnaturel et suspendu, enregistré bien avant que les premiers opérateurs des frères Lumière, Gaumont et Pathé n’égrènent leurs caméras aux quatre coins du globe. De fil en aiguille, on retrouve cette parenté fantasmée avec Marker, qui ferait de Sans soleil une sorte de mutation moderne du film préhistorique de João Vladimiro, et de Sandor Krasna (l’opérateur fictif, avatar markerien parmi tant d’autres) un descendant évolué du visiteur interstellaire, non seulement doué de sensation, mais de remémoration et de doute.
Lentement, avec un entêtement nécessaire, le cinéaste finit par faire éclore un monde neuf sous son œil globuleux, et l’impression d’assister à une pure vision primitive, d’avant le cinéma. Mais à quel prix ? Probablement quelques ronflements, malheureusement…