Lake Tahoe, deuxième long-métrage du Mexicain Fernando Eimbcke, est un très beau film sur la perte. Il décrit le travail de deuil d’un jeune homme, qui, à travers ses diverses rencontres, va accepter la mort de son père. Il s’agit surtout d’une vraie leçon de mise en scène épurée avec une volonté constante de faire sens, l’auteur, d’une intelligence admirable, refusant toute vulgarité esthétique pour filmer l’indicible. Les rares éclats d’émotions, violents par leur soudaineté, font alors ressentir avec finesse l’ampleur de cette tragédie.
Un matin, Juan, un adolescent à l’air emprunté, emboutit la voiture de son père. En cherchant de l’aide, il croise un vieil homme solitaire qui vit avec son chien, un jeune mécanicien fan de kung-fu et une jeune femme mère d’un enfant. Ces différentes rencontres vont l’aider à accepter le secret qu’il porte en lui.
Voilà une histoire simple qui est née de la propre expérience du cinéaste. Comme le jeune héros du film, il a voulu échapper à la mort de son père en s’enfuyant avec la voiture de la famille et en provoquant un accident. Eimbcke utilise l’idée de l’automobile qu’il faut remettre en marche alors que l’on apprend progressivement que c’est l’adolescent qui doit réparer quelque chose dans sa vie, l’auteur ne dévoilant la raison du drame qu’à la moitié du long-métrage. Chaque personnage que Juan croise sur sa route participe à sa reconstruction, ces rencontres revêtant une vraie signification. Il fuit le jeune mécanicien qui veut l’aider à réparer sa voiture car il nie encore le décès de son père. Peu à peu, il décide de le rejoindre et, ainsi, d’accepter cette situation. Le vieil homme décidant de laisser son chien vivre auprès d’une famille métaphorise ce courage nécessaire pour accepter la perte : l’être cher disparaît et il est désormais nécessaire de l’admettre. Enfin, la jeune fille, que Juan rencontre au garage, lui permet de libérer tout son désespoir dans une scène poignante où il éclate en sanglots dans ses bras. Il peut rentrer chez lui et faire son deuil.
Lake Tahoe est constitué d’un grand nombre de plans fixes, Eimbcke souhaitant simplement faire ressentir le poids du drame en laissant les corps se déplacer dans l’espace, chaque geste et chaque bruissement de la nature rappelant le drame. L’auteur n’utilise d’ailleurs pas de musique, ce qui permet de ressentir l’atmosphère naturelle des territoires filmés, mais aussi de supprimer tout effet déplacé visant à souligner le propos. Juan traverse constamment les plans en rejoignant le hors-champ, le cinéaste s’arrêtant quelques instants sur le lieu que l’adolescent a quitté : les paysages ainsi que les bâtiments restent mais l’humain disparaît, comme ce père dont l’ombre plane sur le film. Il ne reste qu’un bloc d’image temps. Dans cette figure qui fut si bien décrite par Gilles Deleuze, une situation purement optique et sonore s’établit dans un espace quelconque, déconnecté ou encore vidé. Nous retrouvons cette idée dans cette œuvre, le jeune homme traversant des espaces désertiques qui sont habités par l’âme du père. Le plan fixe et la profondeur de champ l’emportent sur le montage, les liens entre les actions étant distendus. Lake Tahoe est composé d’un ensemble de moments, le temps n’étant plus subordonné au mouvement. Le film est alors contemplatif, chacune de ses spores contenant un morceau de l’esprit de l’être perdu. On peut penser aux œuvres de Michelangelo Antonioni qui, à travers l’errance, montraient un ensemble de moments « creux », dénué de tout spectaculaire, cherchant à retranscrire les états d’âme de ses protagonistes. C’est ce que fait Eimbcke, à la différence que Juan souffre à la fois d’une absence de lui-même, comme les personnages du maître italien, mais aussi de l’autre.
Plus encore que des blocs de temps, ce sont surtout des blocs d’émotions et de nostalgie qui sont filmés par le cinéaste. Les photos finales du père et l’autocollant du lac Tahoe collé sur la voiture résument cette idée. Nous sommes en présence de fragments, à la fois anodins et importants, d’une vie disparue. Un montage trop appuyé serait ici vulgaire et Eimbcke l’a très bien compris, les seuls véritables effets de mise en scène étant les fondus au noir qui acquièrent une belle signification. Ils permettent de métaphoriser l’espace intérieur du personnage, qui est à la fois vidé et plein d’impressions d’une période révolue. Les sons continuent à raisonner sur ces figures qui deviennent alors des blocs sensoriels. La scène dans laquelle Juan et le jeune mécanicien visionnent Le Jeu de la mort résume toutes ces idées par un plan baigné dans le noir. Seuls les cris de Bruce Lee et la musique du film culte restent, ce qui nous amène à faire appel à notre mémoire cinématographique. Le cinéaste nous fait ainsi ressentir intelligemment le spleen du héros qui est habité par le souvenir. A la fin de la projection de Lake Tahoe, cette sensation est encore présente et les images, les impressions, subsistent, nous projetant dans la nostalgie d’une séance passée. Il ne nous reste plus qu’à attendre les prochains films d’Eimbcke, en espérant qu’il développe davantage ce style épuré touchant simplement à l’essentiel.