Troisième œuvre d’un même triptyque, après Elephant et Gerry, Last Days confirme le talent et l’ambition expérimentale de Gus Van Sant. Le réalisateur américain signe un film brillant, songeur et magistralement mis en scène, avec un Michael Pitt impressionnant dans le rôle de celui-qui-n’est-pas-vraiment-Kurt-Cobain-mais-qui-lui-ressemble-beaucoup-quand-même.
Last Days n’est pas un film sur le rock. Encore moins un biopic lambda léché et académique, comme pouvait l’être Ray, de Taylor Hackford, sorti récemment sur les écrans. Un genre en soi, grand dada de la planète Hollywood, et qui reprend généralement la construction classique « ascension-déchéance-retour en grâce » propre à façonner ou parfaire la légende. Ici il n’en est rien. Fasciné par le destin tragique de Kurt Cobain et personnellement marqué par le suicide du chanteur en 1994, Gus Van Sant eut l’idée de lui consacrer un film dès 1995. Et si le scénario ne fait à aucun moment mention de son nom – le personnage principal s’appelle Blake – ni de Nirvana – même dans la bande son – le film est clairement hanté par le fantôme de Cobain et lui est d’ailleurs dédié. Mais au-delà de l’hommage posthume, GVS signe le portrait fascinant d’un être humain en pleine déchéance, égaré dans un monde qui l’a porté aux nues mais dans lequel il ne se reconnaît pas, et qui explose en pleine gloire tel un avion en vol.
Comme dans Elephant, qui ne prétendait à aucun moment revenir sur les causes de la tuerie du lycée de Colombine, Last Days n’apporte aucune réponse sur les raisons et les circonstances du suicide du chanteur. Ce huis clos fascinant, sorte de parenthèse hors du temps et de l’espace, prend la forme d’une réflexion sur les ravages de la célébrité et les affres du mal-être.
En véritable auteur, GVS livre en effet un nouvel essai cinématographique impressionnant de maîtrise et de beauté. Après Elephant et Gerry, il poursuit son exploration expérimentale, en multipliant les innovations d’écriture cinématographique. Longueur et diversité dans l’échelle des plans, répétition d’une même scène mais filmée sous des angles différents, utilisation bluffante du hors-champ, décadrages, mises en abîme, distorsion de la temporalité… Autant de phénomènes que Gus Van Sant use avec habileté pour retranscrire, à l’image, le trouble intérieur de son personnage. Un être en marge, décalé, et qui semble déjà ne plus appartenir tout à fait au monde qui l’entoure et l’étouffe. Cette aisance dans la mise en scène trouve son apogée dans deux plans d’une infinie beauté, filmés dans la durée, où Blake sort de son mutisme apparent pour se réfugier dans un cocon musical. Avec une grâce juvénile et des gestes d’une lenteur anesthésiée, il reprend vie derrière sa batterie ou sa guitare, l’espace de quelques minutes d’infini. Filmé de dos, de l’extérieur par la fenêtre, sa musique et sa voix emplissent soudainement l’espace sonore, jusque-là ponctué de murmures, râles et bruits environnants. La caméra recule de façon quasi imperceptible, et s’éloigne progressivement sans que le son ne faiblisse une seule fois. Tout est là. Nous, spectateurs, devenons les témoins privilégiés des derniers gestes d’un ange qui s’est brûlé les ailes, ceux, précisément, des derniers jours du titre.
Le reste du film s’attache essentiellement à filmer Blake dans une errance fantomatique, presque absente, et ponctuée de gestes las ou mécaniques, ceux d’un ersatz de quotidien qu’il hante et subit. Il déambule dans une immense maison sans âme, trébuche, tombe comme un enfant, croise les silhouettes d’un entourage indifférent à sa souffrance, se bricole des macaronis au fromage, écoute passivement le discours bien rôdé d’un représentant de passage, dans une scène surréaliste mais drolatique. Puis s’endort, assis, ou perd son regard clair, filmé en gros plan, dans un imaginaire logé dans le coin supérieur gauche de l’écran. Derrière les quelques phrases qu’il marmonne, on devine pourtant la détresse sourde et le désespoir qui se mue peu à peu en indifférence. Et chaque nouvelle scène nous rapproche un peu plus d’une issue funeste courue d’avance. Blake fuit. Ne répond pas au téléphone ou décroche sans parler, baisse les yeux quand on lui parle, déserte la maison quand on l’appelle, plante là un type trop bavard dans une soirée, pour finalement se réfugier, seul, dans une cabane où il se donnera la mort. Pas de coup de feu ni de sang. Mais un cadavre comme endormi, dont s’extirpe avec grâce le spectre de son âme. Un choix scénaristique et visuel gonflé de la part du réalisateur, qui achève son film en conférant à son « héros » la dimension, superbe, du mythe.