Authentique histoire faite de haine, de coups tordus et de vérité trafiquée de partout, « l’affaire Clearstream » n’aura donc été invitée en premier au cinéma ni par Hollywood, ni par quelque grosse production nationale du type d’Une affaire d’État lorgnant piteusement vers l’efficacité du cousin d’Amérique. C’est dans l’escarcelle du producteur et réalisateur Daniel Leconte, habitué des sujets chauds-bouillants vendeurs de soufre, qu’elle est tombée. On n’y gagne pas vraiment au change. À l’instar du conflit entre dogme et liberté d’opinion sur fond d’islam médiatisé (C’est dur d’être aimé par des cons), de l’oppression sexuelle dans les banlieues (La Cité du mâle) ou encore du terrorisme international (Carlos), la question de l’ingérence du politique dans le judiciaire soulevée par cette affaire devenue d’État n’incite Leconte qu’à enfiler une nouvelle fois sa casquette m’as-tu-vu de citoyen alarmé et alarmiste, masquant mal la jouissance qu’il tire de la mascarade ambiante.
Le feuilleton de la truanderie
Aucune contribution fracassante à attendre de ce Bal des menteurs qui, sur le plan purement factuel, ne fait que reconstituer scrupuleusement les méandres de l’affaire Clearstream, ou, pour être plus exact, de ce que certains distinguent comme « l’affaire Clearstream 2 ». Un feuilleton livré tout cuit par les faits, mais à la composition raffinée. Ou comment, en greffant sur un scandale financier en cours des falsifications touchant au politique, en manipulant la justice et la presse pour monter une machine diffamatoire tentaculaire avant qu’elle ne soit éventée, en laissant enfin le temps et les ambitions individuelles faire leur œuvre, on en arrive à une affaire d’État où les pouvoirs exécutif et judiciaire deviennent instruments d’expression de rancœurs dont la sauvagerie ne saurait même plus être masquée par les costumes-cravates et les robes de magistrats.
Mais Daniel Leconte ne s’intéresse pas vraiment à ce que cette affaire peut encore receler derrière les faits : il ne cherche que la surface, le spectacle des coups tordus, le feuilleton de la truanderie. De ces turpitudes, il ne souhaite pas tirer une projection du monde, mais simplement éveiller le plaisir pervers du spectateur à observer à une distance confortable la malhonnêteté à l’œuvre et les complications qui en découlent. Et ce ne sont pas les multiples intervenants du documentaire, devant la caméra de Leconte ou par images d’archive interposées (Jean-Louis Gergorin, Imad Lahoud, le général Rondot, Dominique de Villepin, le procureur Marin, les avocats de tous bords, etc… mais une unique apparition de Nicolas Sarkozy), qui nous suggéreront le contraire. Suivant la chronologie de l’affaire, chacun y va de sa version (contradictions inévitables), mais aussi de sa posture, de ses tics de représentation, de sa verve, de l’emphase chaque fois personnelle avec laquelle il se (la) raconte, du rôle qu’il entend se donner (Villepin, à ces égards, reste à jamais inimitable). Ce qui se retient de leurs prestations, ce ne sont pas leurs témoignages de l’affaire, ni même les contradictions entre eux, mais plutôt leurs mises en scène de ces témoignages, leurs performances d’acteurs. Le « bal des menteurs », c’est autant au tribunal que chez Leconte qu’il se déroule.
Un maître de cérémonie
Il y a bien sûr quelque chose à tirer de cette pantalonnade impliquant les appareils exécutif et judiciaire d’un État de droit — outre le fait que c’est indéniablement drôle à contempler. Révélation après révélation, mimique après mimique, petite phrase après petite phrase, se dessine un aperçu assez glauque de ce qui sous-tend nos institutions paraît-il si bien huilées, si dignes, si socialisantes, si respectueuses de l’individu. Quand on entend un respectable avocat (en l’occurrence celui de Sarkozy, Me Herzog) lâcher sans vergogne et avec la plus grande désinvolture qu’il n’a « pas tout compris » à la plaidoirie de son adversaire, on mesure toute l’hypocrisie de la façade de société civilisée offerte par les robes noires et les costumes-cravates, habillant les instincts humains les plus primaires.
Leconte, c’est évident, tient là un sujet remarquable, plus profond, plus pertinent et plus sincère que ses propres clameurs citoyennes convenues de dossier de presse, lesquelles l’apparentent plus au présentateur-chasseur d’arnaques Julien Courbet qu’à un fer de lance de la transparence politique. Mais voilà : le réalisateur se trahit en arrangeant lui-même son sujet pourtant offert tout prêt. Se régalant, lui aussi, d’un « bal des menteurs » auquel il se verrait bien participer, sa complaisance le pousse à en rajouter : soufflant à ses interlocuteurs quelques-uns de leurs bons mots ; ou appelant artificiellement à l’opinion publique en faisant intervenir, devant les portes du tribunal, un couple de quidams dispensant des commentaires évidents que les images auraient pu formuler d’elles-mêmes. Comme ceux qu’il filme, il se flatte en mettant en avant sa manière de raconter, d’illustrer sa reconstitution des grandes magouilles et des règlements de comptes. Il appuie le côté feuilleton par ses chapitres titrés comme des articles du Canard enchaîné, par la redondance de ses bandes dessinées en 3D imitant le trait d’un dessin de procès. Sa captation standardisée, au découpage télévisuel, des entretiens (alternance systématique et régulière des plans rapprochés et des gros plans, sans doute pour éviter qu’on s’ennuie trop) ne laisse jamais oublier que si d’autres se racontent face à sa caméra, c’est lui qui tire les ficelles du récit, libre de rythmer, de couper et de formater son matériau selon ses propres règles, fussent-elles préfabriquées. Bel et bien partie prenante du « bal des menteurs », Leconte reste surtout son maître de cérémonie. Pas aussi éléphantesque, dans le même genre de documentaire à velléités dénonciatrices, qu’un Michael Moore, il a néanmoins un point commun essentiel avec l’Américain : avant de témoigner du réel, ils sont là pour faire du show, quitte à adopter superficiellement la mine concernée de celui qui veut réveiller l’opinion. Pour un propos d’une portée dépassant l’amusement de la galerie, on ne frappe pas à la bonne porte.