En 2007, Sébastien Pilote se fait remarquer avec le court-métrage Dust Bowl Ha Ha !, puis réalise Le Vendeur en 2011 (non distribué en France). Dans ces deux films, il explore les affres de l’aliénation au travail. Avec Le Démantèlement, le réalisateur québécois poursuit cette réflexion, mais il fait aussi preuve d’une acuité rare pour sonder le trouble des liens familiaux et construire le magnifique portrait d’un homme entre perdition et renaissance.
Solitude passionnelle
Père Goriot d’aujourd’hui, Gaby (Gabriel Arcand) voue un amour fou à ses deux filles, Marie (Lucie Laurier) et Frédérique (Sophie Desmarais), sans rien demander en retour malgré l’envie silencieuse de voir se manifester leur affection. La déception permanente de ce rêve constitue la colonne vertébrale d’un film où les émotions pudiques ont la vivacité du désespoir. Éleveur de moutons convaincu que sa paternité ne s’est pas arrêtée le jour où ses filles ont pris leur indépendance, Gaby révolutionne son existence pour le bonheur de son aînée. Ainsi, lorsque Marie annonce son divorce et son souhait de garder une maison qu’elle ne peut payer seule à Montréal, le père ne voit qu’une solution : le démantèlement de la ferme. Guidé par un sens aigu et presque maniaque de ses responsabilités, l’agriculteur solitaire opère une succession de choix radicaux vers un dénuement total, malgré les protestations de son entourage professionnel (vente de la ferme et de la maison, recherche d’un appartement puis d’une chambre en foyer, abandon de son chien…). Le démantèlement apparaît donc comme la première étape d’une opération d’auto-sabotage et d’un processus libérateur pour un homme encore vaillant, habité par l’espoir fragile de transformer un cataclysme professionnel en renaissance sociale.
Si le traitement des extérieurs rappelle les grands espaces du western américain, il y a surtout quelque chose du mélodrame sirkien dans l’univers pastoral du Démantèlement, avec cette concomitance entre la violence contenue des sentiments et la splendeur des espaces naturels, malmenés par la décrépitude de l’activité agricole mais sublimés par le Technicolor et le format Scope. Les terres parées de couleurs chaudes retiennent dans leur immensité la silhouette courbée de Gaby, engloutie dans une prison au grand air. La mise en scène condamne d’ailleurs le fermier à une solitude de plus en plus criante, en le confrontant à son entourage sur le mode du parloir : l’ami comptable, Marie, Frédérique, l’ex-femme rencontrent Gaby sans jamais se croiser. Dans ce ballet de visites, la douceur des uns répond à la froideur des autres.
Délicate violence
Le Démantèlement oscille entre la mélancolie et l’espoir, entre les larmes et le sourire timide, tout entier organisé autour du personnage grave et doux incarné avec subtilité par Gabriel Arcand. Les émotions contenues finissent par ébrécher la rugosité rurale d’un homme dont la carapace protectrice mais factice ne peut résister à la cruauté latente de son quotidien. Les larmes amères de Gaby constituent le climax d’une émotion tendue et constante, qui ne cherche pourtant jamais à s’imposer en artifice lacrymogène. La qualité de jeu et la précision de la direction d’acteurs animent d’ailleurs ce film, où chaque dialogue retentit comme une sentence imminente ou un aveu trop longtemps refoulé.
Même si Le Démantèlement est un récit sensible sur la complexité des liens familiaux, il s’agit aussi d’un film intelligent dans l’exploration cinématographique d’un sujet social. Avec une authenticité fine, les scènes de ventes aux enchères témoignent sans ambages d’une réalité alarmante dans le monde agricole (au Québec comme ailleurs). Acteurs professionnels et fermiers de la région du Saguenay-Lac-St-Jean se mêlent dans cette représentation digne de funérailles, où la fiction et le réel se confondent dans un trouble efficace. Sébastien Pilote réussit là les plus beaux moments d’un film remarquable, quand les litanies du commissaire-priseur deviennent les sentences d’un bourreau insensible face aux visages contrits des paysans, tous autant acheteurs timides que victimes en sursis. Ce moment résume bien la force du Démantèlement, qui fait enfin découvrir au public français la subtilité du cinéma de Sébastien Pilote, où l’émotion et la réflexion vont de pair avec une exigence esthétique millimétrée.