L’opportuniste Charles Tatum, viré de tous les journaux, se retrouve contraint de travailler pour la gazette locale d’Albuquerque, bled paumé du Nouveau-Mexique. Alors qu’on l’envoie couvrir une chasse au crotale, le hasard dépose sur son chemin un fait divers qui va prendre une ampleur démesurée, assurée par sa machiavélique mise en scène. Le Gouffre aux chimères, critique acerbe du sensationnalisme, serait le film préféré de son auteur, Billy Wilder. Et on comprend pourquoi, tant ce film, boudé lors de sa sortie en 1951, est maîtrisé, dérangeant et visionnaire.
Maître incontesté de la comédie, Billy Wilder est également un fin portraitiste de la noirceur de la société américaine. En se séparant pour la première fois de son scénariste et producteur Charles Brackett, qui l’accompagne depuis ses débuts (à l’exception de son premier film, Mauvaise graine, sorti en 1934), Wilder affronte de plein fouet la part d’ombre qui habite son cinéma. Quand la perfidie d’Assurance sur la mort était encore rattrapée par son inscription dans le genre noir, quand les astuces narratives de Boulevard du crépuscule assuraient son succès, la mise en scène réaliste et frontale du Gouffre aux chimères plonge dans une noirceur qui impressionne autant aujourd’hui qu’elle dérouta les spectateurs comme la critique de l’époque, malgré son premier prix à la Biennale internationale de Venise. Trop sombre, Wilder, trop cynique. Mais à voir combien le malheur des autres alimente désormais les médias, combien le fait divers nourrit la fascination malsaine du public, on comprend surtout que le rejet de ce film provient d’abord de son aspect visionnaire, miroir dans lequel le spectateur de l’époque n’osait pas (encore) se reconnaître.
L’histoire trouve son point de départ dans deux faits divers dont se reput alors la presse américaine. Du premier, Wilder a conservé la trame : un reporter, découvrant un homme emprisonné dans un gouffre, mène les opérations de secours autant qu’il couvre l’événement pour son journal. Du second, la mort d’une petite fille tombée dans un puits qui suscita l’émoi national et la curiosité morbide de milliers de badauds qui se dispersèrent finalement aussi vite qu’ils s’étaient attroupés, il s’est inspiré de l’écœurante dérive du tragique pour donner le ton à son film. À travers le portrait du manipulateur et séducteur « Chuck » Tatum, esquissé, avec la puissante caractérisation wilderienne, de quelques traits, c’est le portrait acide de la société contemporaine qui se dessine dans ce film à thèse moins moralisateur que moral. La critique ne vise pas le journalisme mais ses dangereuses et impitoyables dérives vers la course au sensationnel, et s’en prend tant à la presse qu’à la foule qui la cautionne. Terriblement cynique, Wilder, oui, mais son film n’en est pas moins lucide et d’une déroutante actualité soixante ans après sa réalisation.
Tatum, en quête d’un scoop pouvant lui assurer un Pulitzer, surprend donc Leo, pilleur d’une montagne sacrée indienne, pris au piège d’un éboulis. Il s’empresse alors de mettre en scène sa libération, prenant soin d’opter pour les solutions les plus lentes et spectaculaires, afin d’alimenter le show macabre au risque de la vie du pauvre type ainsi sacrifié sur l’autel de l’individualisme. Mais le misanthrope Chuck a néanmoins besoin des autres sur ce coup. Il tisse donc sa toile, piégeant des personnages qui ne demandent qu’à se laisser happer, appâtés par le pouvoir, l’argent ou la reconnaissance : si Tatum devient une star du journalisme que les new-yorkais s’arrachent, l’épouse profite de l’argent amassé par son café-restaurant où viennent se nourrir les rapaces déversés par centaines par le train, et le shérif assure sa promo pour les prochaines élections. « Réélisez le shérif Kretzer » peut-on bientôt lire en lettres géantes sur la roche. L’espace de la sacralité est devenu, sans aucun scrupule, la place de la corruption, une foire à la déchéance morale dans laquelle on entre pour vingt-cinq cents. On vend des barbes à papa et des chansons à la gloire du héros qui ne se doute pas de l’ampleur du phénomène, trop occupé à agoniser, on installe des manèges, les vacanciers se disputent les faveurs des reporters pour prendre part au show. Seuls les parents et le boss de Tatum assurent un minimum de décence dans cette grande parade de l’immoralité.
Pour autant, le film ne s’engouffre pas dans la caricature car, s’il demeure pessimiste de bout en bout, il sait se maintenir à distance de ce grand show. Wilder est plus souvent célébré pour son écriture que sa mise en scène, trop sobre à une époque où sont louées les innovations formelles d’Alfred Hitchcock ou Orson Welles. Or ici, la force du film réside justement dans l’équilibre qu’il instaure entre deux mises en scène, soit le traitement réaliste de Wilder et la farce macabre instaurée par Tatum, toujours prêt à fournir le chapelet à l’épouse qu’il force à aller verser quelques larmes à l’église. On voit à peine Leo, pourtant sur toutes les lèvres, sur les unes de tous les journaux, dépossédé de sa propre histoire jetée en pâture par un Kirk Douglas qui ne réalisera que trop tard avoir été le pantin de son propre carnaval.
Un carnaval dont quelques plans d’ensemble, glaçants, nous rappellent l’ampleur, nous extrayant occasionnellement de cette monstruosité chimérique à plusieurs têtes, toutes rongées par la lâcheté, l’hypocrisie, la cupidité. Finalement, nous l’avons eue, notre chasse au crotale. Il n’y avait pas besoin d’aller plus loin, car le serpent venimeux était déjà là : Tatum. Pire, il n’y a que ça, des crotales, grouillant autour de la Montagne des Sept Vautours. Le film, intitulé en VO Ace in the Hole, fut un temps exploité sous le titre The Big Carnival. On a commencé à utiliser l’expression « cirque médiatique » à la fin des années 1970, plus de vingt ans après ce film terriblement prophétique.