Le Grand’Tour est un film étonnant, dont les détours inattendus entre documentaire et fiction, farce et drame, empêchent toute lecture univoque. Il faut savoir déceler dans cet objet cinématographique inclassable, au-delà de sa trompeuse modestie, les qualités d’un conte philosophique moderne.
Avant d’être une fanfare au talent musical plus qu’approximatif, la Rwayal Prînten est une boutade, un prétexte pour une bande d’amis quadragénaires de s’amuser et d’écumer les festivals, kermesses et autres fêtes populaires qui pullulent dans leur coin de Belgique. Un jour du mois d’août, son président, Vincent, part avec une dizaine de membres en direction du Carnaval du Monde, à Stavelot. Ce dont personne ne se doute encore, c’est que Stavelot ne sera que la première étape d’un « Grand’Tour » qui durera de longs mois.
Construit sur une alternance de séquences tournées par le groupe en vadrouille et d’interviews réalisées a posteriori, Le Grand’Tour s’apparente à un documentaire lambda, auquel seul son sujet saugrenu confère une touche d’originalité. Pourtant, très rapidement, des détails viennent perturber cette interprétation : non seulement certaines péripéties s’enchaînent un peu trop idéalement, mais à aucun moment les membres de la Rwayal Prînten ne parlent du film qu’ils sont en train de tourner, ni même de la caméra qu’ils transportent et qui les scrute pendant la totalité de leur périple.
C’est qu’une bonne partie de ce que l’on nous raconte est faux, ou en tout cas réarrangé pour les besoins du film. Cela n’en fait pas pour autant un « documenteur », ce genre très à la mode qui permet de s’offrir un effet de réel à moindre frais et sans se forcer. Il s’agit plutôt d’un alliage inédit, où documentaire et fiction se retrouvent inextricablement entremêlés jusqu’à ce que les auteurs eux-mêmes ne semblent plus en mesure de les distinguer l’un de l’autre. Le Grand’Tour est une sorte de jeu de rôle grandeur nature dans lequel se perdent les participants. Totalement impliqués dans le projet, ils créent l’histoire à mesure qu’elle se déroule, jusqu’à ce que leur imagination ait entièrement remodelé leur réalité.
La frontière entre le vrai et le faux s’en retrouve brouillée, incertaine, et cette ambiguïté produit des effets d’une grande richesse. Ainsi, la visite de la fanfare dans un étonnant château dont le propriétaire, un vieil érudit affable, l’accueille avec une générosité confondante a été préparée à l’avance, ce que la plupart des « acteurs » (mais peut-on encore parler d’acteurs ?) ignoraient : leur reconnaissance et leur gêne non simulées nourrissent admirablement la séquence. On songe alors aux Idiots de Lars von Trier, une œuvre avec laquelle ce Grand’Tour certes moins radical présente plus d’un point commun.
Tout cela resterait cependant assez gratuit si le film ne prenait peu à peu une réelle envergure. D’abord formellement : au fur et à mesure que la fiction prend le dessus, la mise en scène devient plus ample, la construction et le cadrage plus rigoureux – le réalisateur, Jérôme Le Maire, a visiblement acquis de l’expérience au cours d’un tournage long et complexe. Ensuite, le récit devient lui-même plus ambitieux et moins potache. Au départ centré sur le fantasme régressif de mâles en pleine crise de la quarantaine, fuyant leurs responsabilités (notamment familiales) et carburant à la bière (mais aussi aux ecstas et à la cocaïne !), Le Grand’Tour délaisse progressivement l’apologie des beuveries et du relâchement masculin pour prendre une dimension quasi-métaphysique. C’est que certains, à commencer par le Président, grand enfant jusqu’au-boutiste et capricieux, semblent bien décidés à ne plus jamais rentrer, à se perdre une bonne fois pour toutes dans les forêts ardennaises. Se délestant en chemin de leurs instruments de musique, accessoires et maquillage, et confrontés à l’épuisement de leurs finances, ces Gerry belges évoluent dans des paysages de plus en plus sauvages et inhospitaliers et se font les improbables porte-drapeau d’un retour à la nature et d’un rejet des contraintes sociales aussi utopiques que sympathiques.
Alors que les membres du groupe désertent peu à peu, minés par une longue cohabitation testostéronée, mais surtout effrayés par la radicalisation du projet, Le Grand’Tour se teinte également d’une vraie amertume, d’autant qu’une très forte complicité avait fini par unir ces hommes, une amitié quasi fusionnelle teintée d’une dose (assumée : le film en joue assez finement) d’homo-érotisme. Commencé comme une blague entre amis, poursuivi comme une truculente comédie belge teintée de « bromance » à l’américaine, le film s’achève sur un constat désenchanté : l’époque n’est plus propice aux rêveurs ni aux aventures collectives.