Only in America. Alors que la culture populaire occidentale en général tend à prendre ses distances avec les institutions, la religiosité particulière aux États-Unis garde une inamovible force d’inspiration sur la vie culturelle de ce pays, plus ou moins discrète, mais toujours ostensible, tel un crucifix pendu au cou d’une chanteuse pop. Au cinéma, cette inspiration peut donner des résultats originaux, notamment lorsque pour les besoins du spectacle, les figures bibliques s’y voient exploitées dans toute leur littéralité et leur imagerie. On ne parle évidemment pas des adaptations déclarées de la Bible — plutôt des films qui, de par le genre, semblent a priori animés d’autres motifs de cinéma, mais invitent néanmoins dans leur récit et leur discours des citations littérales des Écritures (dans ce pays, on ferait encore des procès à la théorie de l’évolution). Un film-catastrophe à l’échelle mondiale a de fortes chances de renvoyer, tel 2012 encore dernièrement, au Déluge — voire à l’Apocalypse, mais c’est un peu plus radical, et il faut veiller à laisser une chance à l’humanité pour la suite. Un film d’horreur pourrait bien rameuter les dix plaies d’Égypte (Les Châtiments de Stephen Hopkins), voire un film policier devenir une évocation de Grande Babylone hantée par un assassin moraliste (Seven). On pourrait se contenter de sourire de voir le sacré ainsi réduit en fast-food pour l’esprit par les « marchands du Temple » si, à travers le divertissement, la démarche ne reflétait pas un rapport à la fois très sérieux et très primaire aux sources de la religion.
Jésus-Christ super-soldat
On est en plein dedans avec un titre de liturgie comme Le Livre d’Eli : le récit des actes de foi d’un prophète dans un décor digne de Mad Max. Droit comme un « i », lunettes noires, intimidante barde de trois jours et aplomb d’un Denzel Washington toujours sérieux comme un pape, Eli traverse imperturbablement, dans une direction immuable, une Amérique du futur dévastée par la guerre et par une mystérieuse explosion qui a rendu aveugles des millions de gens (sacrée métaphore). La désolation qui l’entoure se contente de compiler des idées déjà vues du genre et devenues, pour certaines, des lieux communs : retour à la barbarie et à la loi du plus fort, routards féroces et véhicules artisanalement blindés, lumière encore plus altérée que dans La Route. L’homme emmène avec lui des témoignages des temps anciens et de la façon dont l’humanité pécheresse a causé sa perte, mais aussi les dernières traces des Écritures que le film aide très tôt à identifier comme le dernier espoir de l’humanité et la cible de malsaines convoitises. Et parce qu’il est prophète mais aussi un peu soldat, il trimballe également un outillage de base — pistolet, fusil à pompe, arc et machette — qu’il manie avec une maestria qui, tel le royaume de Dieu, n’est pas de ce monde.
Relooker Dieu
Il est vite clair que, moins que dans tout autre film d’anticipation apocalyptique récent, la fin du monde n’est pas là pour susciter des interrogations sur l’évolution de l’humanité, à peine plus pour planter le cadre d’un « film de survie » qui s’assumerait, mais simplement pour assurer le décor, le spectacle et le prétexte à l’exposition des hauts faits du guerrier de la route et de la foi. Et les jumeaux réalisateurs Albert et Allen Hughes, plus signalés à ce jour pour leur talent de plasticiens que pour leur personnalité de metteurs en scène (Menace II Society, From Hell), de s’en donner à cœur joie pour faire reluire en une galerie d’images tape-à-l’œil cette traversée du désert. Sous la lumière filtrée et la musique atmosphérique, chaque plan sur un paysage de désolation semble poser — avec la star au milieu — pour une expo photo sur une urbanisation ratée, chaque pas dans le désert est immortalisé au ralenti avec la grâce des clips qu’on imagine avoir été tournés aux mêmes endroits, chaque scène de combat doit avoir sa caractéristique esthétique pour la définir et la rendre marquante (comme ce contrejour sous un pont pour transformer un combat au corps à corps en planche de BD singeant Frank Miller). L’intérêt prononcé des Hughes pour la performance visuelle pourrait conférer une certaine personnalité à l’ensemble, si encore il osait s’affirmer par-dessus comme un sujet de film potentiel. Mais non : en bons professionnels, les réalisateurs gardent l’œil sur le scénario et tâchent d’en respecter sagement les ressorts et le discours. Leurs démonstrations esthétiques restent un habillage — un cache-misère pour un propos d’autant plus douteux qu’il n’est assumé que sous le manteau.
Sans aucun doute ?
Car ce n’est pas tant l’omniprésence de la lecture messianique dans cet ersatz de survival qui gène que la manière détournée, chichiteuse et hypocrite par laquelle les auteurs essaient de la rendre acceptable et « tendance », par le traitement publicitaire de l’image, mais aussi par le jeu de piste auquel le scénario fait jouer le public, l’air de laisser celui-ci se faire sa propre opinion alors qu’il n’en est rien. Le film fait son miel de la doctrine religieuse, mais refusant de passer pour une œuvre de cul-béni, il fait mine de relativiser son propos, pour la forme. Quelques pistes vers une nuance idéologique de pure circonstance sont ouvertes ici et là (« on dit que » ce sont des guerres de religion qui ont ruiné la société, le tyranneau campé par Gary Oldman veut s’emparer des textes sacrés d’Eli pour contrôler les masses — normal pour quelqu’un qui lit la bio de Mussolini…), puis refermées pour passer à la suite. Surtout, il y a à l’œuvre une vision bien creuse de l’idée qui est le moteur du film et, en passant, le cœur même de la religion : la foi, avec son mystère et le doute qui en est le nécessaire complément. Évoquer le mystère de le foi revient, dans ce film comme dans d’autres à Hollywood où on voudrait n’avoir que des certitudes, à poser des énigmes dont la réponse ne nous est pas donnée, mais très fortement suggérée (est-ce une bombe nucléaire ou un châtiment divin qui a rendu tous ces gens aveugles ? la voix dans la tête d’Eli vient-elle de Dieu, d’une aliénation mentale ou de son iPod déglingué ? etc.). On repense à d’autres évocations de la foi (Ordet de Dreyer, Journal d’un curé de campagne de Bresson…) qui, totalement conscientes et au diapason de ce mystère, sans besoin d’artifices, savent en faire entrevoir la nature tout en laissant au spectateur sa liberté de l’appréhender. Et on se dit que la doctrine hollywoodienne d’évangéliste branché et malin, même articulée dans des gadgets clinquants de film de genre, n’appelle que le doute et la défiance.