Le fait divers, authentique, avait toute sa place dans le clinquant de l’Amérique reaganienne, et tout pour intéresser un producteur nommé Oliver « Wall Street » Stone, avec ses détails sordides, son retentissement médiatique et ses acteurs issus de la haute bourgeoisie new-yorkaise enracinée dans le Vieux Continent. Le 22 décembre 1980, la riche héritière Martha « Sunny » von Bülow tomba dans un coma profond — où elle végéta jusqu’à son décès en 2008 — qu’on attribua à une injection criminelle d’insuline. Sur la base d’un faisceau de pièces à conviction accablantes, le mari de la victime, le froid Claus von Bülow, fut aisément condamné en 1982 pour tentative d’assassinat… mais sortit blanchi lors d’un second procès en 1985 grâce à la ténacité de son avocat Alan Dershowitz. Du livre publié par ce dernier sur l’affaire, Barbet Schroeder tirera son second film hollywoodien après Barfly (1987) qu’avait écrit Charles Bukowski : soit, au-delà de la chronique judiciaire et morale attendue, un bel exercice de flottement dans une perpétuelle incertitude.
Dès les premiers images, on sent que quelque chose ne marche pas tout à fait droit — l’absence de terre ferme, sans doute. Après un plan d’ouverture aérien survolant les luxueuses demeures de la Côte Est, une caméra flottante et un rien baladeuse nous mène à travers les couloirs d’une clinique jusqu’à une de ses pensionnaires. Voici Mme von Bülow, victime ni morte ni vivante (ce qui amène le chef d’accusation à « tentative de meurtre»… par défaut), et qui depuis les limbes auxquelles elle est condamnée se fera commentatrice de cette triste affaire (d’une voix off heureusement pas trop envahissante). Ne pas compter sur elle pour les déclarations décisives : cette astuce scénaristique, l’expression de la conscience d’un corps définitivement inerte, ne trouve sa place dans le film que pour souligner la troublante indécidabilité de la situation, introduire celle de l’affaire toute entière. Où victime et suspect, culpabilité et innocence, la justice même, resteront largement indéfinissables.
« À fleurets mouchetés »
Déjouant l’attente d’un film de prétoire (les scènes au tribunal assemblées ne dépassent pas une minute), Le Mystère von Bulow se concentre sur la période entre les deux procès, à la façon dont le condamné et son avocat vont tâcher de retourner le jugement rendu, à contre-courant d’un dossier à charge accablant et de l’opinion publique. Des obstacles à retourner à son avantage, comme le confie Dershowitz à son client : « Vous avez une chose en votre faveur : tout le monde vous hait. » Un travail juridique ambigu, où la reconstitution des faits a moins d’importance que la mise à mal de ceux établis devant la Cour. De même, les flash-backs obligés sur la vie avant le drame du couple aristocratique en crise, mari distant et femme pharmacomane (la chronique de mœurs chez les nantis new-yorkais annoncée au programme, avec la caution du producteur-trublion institutionnel Oliver Stone), pèsent finalement moins lourd dans le film que cette procédure présente de démolition du dossier à charge, et les ambiguïtés qu’elle révèle sur la perception qu’a chacun de la justice et de la vérité.
À ce titre, le plus intéressant du film tient dans la collaboration-confrontation à fleurets mouchetés entre les deux alliés mal assortis que sont Alan Dershowitz et Claus von Bülow. Le premier : avocat juif new-yorkais, aimant à instaurer une ambiance familiale autour de lui pour plancher sur l’affaire au restaurant ou dans sa propre cuisine, ne croyant pas à l’innocence de son client, mais presque étonnamment réticent à intégrer cette éventualité dans son système de défense. Le second (incarné par un Jeremy Irons au sommet) : aristocrate européen tout en apparence de rigidité désincarnée, ne se montrant pas plus gêné que cela d’être seul contre tous, arc-bouté sur les déclarations d’innocence qu’il oppose à la rhétorique plus tortueuse de son avocat, ne laissant sa façade se lézarder timidement qu’en manifestant son mépris du monde par des blagues macabres jouant sur sa sinistre réputation. Les échanges parfois difficiles entre les deux hommes, les zones d’ombre que les mots et les attitudes soulèvent, recèlent une lecture du film plus intéressante que l’étalage des turpitudes de la bourgeoisie et l’éventualité de la résolution du mystère von Bülow.
Schroeder, comme il le fera souvent dans sa carrière hollywoodienne, met en scène tout cela avec une grande discrétion, à savoir que derrière une technique maîtrisée à la neutralité trompeuse qui pourrait le faire passer pour un pur faiseur, il sait laisser s’exprimer sans démonstration les détails les moins consensuels du scénario. On lui saura gré ici de ne pas être, précisément, un Oliver Stone, et d’avoir préféré, à la chronique moraliste un peu trop évidente et à l’écho tapageur, des interrogations plus subtiles propres à faire sortir le film des sentiers battus.