Si Joel Schumacher a souvent été capable du pire (Presque parfait(e), 8mm, 1999), il peut aussi être capable, à défaut du meilleur, du passable (Phone Game, 2002). Ici, il semble heureusement avoir calmé ses ardeurs, laissant de côté l’hystérie du montage pour mieux observer la passionnante évolution du jeu de Jim Carrey. Ce dernier réussit sa première incursion dans le thriller, et bien que l’idée de départ soit intéressante, on peut déplorer que les conventions du genre plombent l’intrigue. Qu’importe, Carrey, dans le double rôle du gentil père de famille et du flic taciturne et bodybuildé est tellement convaincant qu’il ouvre des perspectives inattendues pour la suite de sa carrière.
Du nombre 23, on apprend qu’il est un chiffre mystérieux, qui revient dans beaucoup de dates et faits historiques importants, et qu’il serait à l’origine de quelques croyances ésotériques à l’instar de ses confrères Pi, le nombre d’or ou le 666. On n’en saura pas tellement plus, mais c’est là une base suffisante aux scénaristes pour élaborer une intrigue. Walter Sparrow, Américain moyen, employé de fourrière, marié, un enfant, mène une existence en apparence paisible (bien qu’une haine persistante à l’égard d’un pauvre chien errant laisse présager d’un certain malaise), jusqu’au jour où sa tendre épouse lui offre un roman intitulé : Le Nombre 23, signé d’un judicieux pseudonyme : Topsy Krets. Le livre, qui narre les aventures d’un inspecteur de police prénommé Petitou, absorbe Walter, pas tant pour ses qualités littéraires et dramatiques que pour les analogies que sa vie entretient avec celle du héros, le propulsant en pleine inquiétante étrangeté. Lorsque Petitou entame une enquête au cœur de laquelle figure le nombre 23 qui le fait sombrer dans la démence, Walter développe une vraie obsession pour le chiffre maudit ainsi que des envies de meurtres…
Ce point de départ assez intéressant a le mérite de laisser le spectateur dans le flou, et de lui faire croire que le film pourrait, chose rare, être imprévisible. Cette obscurité de l’intrigue est aussi un moyen (un prétexte ?) pour Jim Carrey d’épanouir son jeu librement, indépendamment des contraintes narratives, à la manière de ses comédies loufoques comme Ace Ventura (Tom Shadyac, 1994), mais dans un registre dramatique. On a vu chez lui que le comique, pour atteindre l’intensité qu’on lui connaît, côtoie l’horreur, comme dans l’éblouissant final de Fous d’Irène (Bobby et Peter Farrelly, 2000) où il se livre à une longue scène d’automutilation. La récurrence de la schizophrénie de ses rôles n’est pas sans rapport avec la dualité de son jeu où son corps est la plupart du temps en lutte contre lui-même, pour aboutir à une métamorphose soit partielle (The Mask, Fous d’Irene, Man on the Moon), soit complète (Batman Forever, Braqueurs amateurs). Cette lutte, ce sont les pulsions refoulées qui refont surface : la sexualité brimée tente de prendre le contrôle de ce dont on l’a privé. Ses rôles opposent souvent un personnage asexué, impuissant, voire infantile à un jouisseur, obsédé et incontrôlable : Stanley Ipkiss/The Mask, Andy Kaufman/Tony Clifton, Charlie/Hank etc…
Derrière ses pulsions sexuelles se cache aussi une pulsion de mort (la jouissance comme petite mort). D’où une certaine morbidité dans son humour avec ces personnages à la frontière du rire et du cauchemar, qu’un simple changement de contexte pourraient aisément rendre terrifiant. Le Nombre 23 n’est certes pas un film d’horreur mais il tente de s’en approcher, à la manière de Shining (Stanley Kubrick, 1980), en s’enfonçant progressivement dans la démence. Carrey interprète Walter Sparrow mais également Petitou ou du moins la projection mentale que Sparrow s’en fait à la lecture du roman. La seule bonne idée du film étant de mettre en scène certains passages du livre, scindant ainsi la schizophrénie de Sparrow, faisant coexister sa dualité sur deux images séparées, au sein du montage parallèle, la lutte n’étant alors plus physique. Carrey aborde ce double rôle très sérieusement, sans dérision ni ironie, débarrassé des grimaces et des contorsions, mais avec le même perfectionnisme maniaque que ses compositions comiques. Chaque geste, chaque expression est effectué avec une redoutable précision, rendant la normalité de ses postures effrayantes, la banalité d’un geste inquiétant, la stabilité de son visage monstrueuse. La technique du comique est mise au service du sérieux dramatique générant une composition hybride, presque inhumaine.
Mais les voix du scénario sont impénétrables et, à mi-parcours, le film reprend le chemin tout tracé du thriller convenu où le mystère trouvera une solution, la morale un salut et les producteurs leur retour sur investissement. Si Joel Schumacher fait preuve d’une inhabituelle sobriété dans sa mise en scène (souvent racoleuse, publicitaire et narcissique), il est incapable d’insuffler le moindre souffle thématique, de tenir la distance face à son formidable comédien et de bouleverser un minimum les sempiternelles valeurs familiales dont nous abreuve Hollywood. Le cinéma hollywoodien ne tolère pas les débordements.