Nommé pour son scénario aux Oscars, lauréat du Lion d’argent à Venise en 1953 (ex-aequo avec cinq autres films, dont Les Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi), Le Petit Fugitif est resté depuis un souvenir fugace, exhumé de temps en temps de son purgatoire par une liste « best of » telles celles que la presse anglo-saxonne affectionne – le New York Times l’a d’ailleurs classé parmi les 1000 films incontournables de l’histoire du cinéma. Pourtant, ce petit bijou co-réalisé par Ray Ashley, Morris Engel et Ruth Orkin (l’épouse d’Engel) préfigure la révolution de la Nouvelle Vague et particulièrement Les 400 Coups de Truffaut (1959), qui déclarera : « Notre Nouvelle Vague n’aurait jamais eu lieu si le jeune Américain Morris Engel ne nous avait pas montré la voie de la production indépendante avec son beau film, Le Petit Fugitif. » Si Morris Engel, surtout connu pour son travail de photoreporter, n’a pas vraiment poursuivi une carrière de cinéaste à la suite de ce coup de maître, il aura influencé bon nombre de réalisateurs par l’inventivité de sa mise en scène et sa capacité à prêter à sa fiction un aspect brut, quasi documentaire dont Truffaut, mais également Cassavetes (pour Shadows en 1959) s’inspireront.
L’histoire est toute simple : dans un quartier populaire de Brooklyn, deux frères – Lennie l’aîné et Joey, 7 ans – se retrouvent seuls pendant presque tout un week-end pendant que leur mère est au chevet de leur grand-mère. Agacé de devoir veiller sur son petit frère alors qu’il devait s’amuser avec ses copains à Coney Island, parc d’attractions en bord de mer situé au sud de Brooklyn, Lennie fait une farce de mauvais goût à Joey, qui le croit mort et se pense responsable de son décès. Joey s’enfuit et prend le premier métro pour Coney Island… Tous amateurs, les jeunes comédiens compensent leur jeu parfois approximatif par la fraîcheur de leurs traits et de leurs mouvements : l’enfance est scrutée de près avec une honnêteté admirable, sans faux semblants. Mélange de candeur, d’insouciance et de cruauté, les jeux auxquels se livrent les deux frères et leurs amis sont à la fois universels et inscrits dans un contexte historique et social alors rarement vu au cinéma : c’est un peu comme si les héros de Peanuts (chef-d’œuvre absolu des comic strips signé Charles M. Schulz) prenaient vie à l’écran.
Sous ses airs de kid movie dans la droite lignée du Kid de Chaplin et de la série des Petites Canailles, Le Petit Fugitif magnifie les contradictions de l’enfance. Il faut voir avec quelle acuité les réalisateurs parviennent à faire de la virée du petit Joey dans le parc d’attractions une immense balade initiatique. Quasiment sans dialogue, Ashley, Engel et Orkin captent les sentiments contradictoires qui assaillent le petit garçon, de la culpabilité (celle d’avoir peut-être tué son frère) à la joie (de vivre un rêve éveillé au milieu des manèges) en passant par la peur, l’insouciance, la méfiance… Esquissé avec finesse, le parcours de Joey à Coney Island fait figure de récit d’apprentissage : l’enfant y apprend notamment la responsabilité et le partage, avant de retrouver son frère qui aura, par la même occasion, appris deux ou trois choses sur la valeur de la vérité.
Le Petit Fugitif n’est pas pour autant un conte moralisateur destiné à faire peur aux petits enfants fugueurs : les réalisateurs montrent l’enfance sans chichis et avec tendresse, sans en atténuer les mauvais côtés ni trop jouer sur la bouille attachante du petit héros. C’est que quelque chose de totalement novateur vient appuyer le discours des cinéastes : la mise en scène. Tourné à l’arrachée dans les rues de Brooklyn, au pied des immeubles et sur la plage de Coney Island, dans les parcs d’attraction et dans les rames de métro, Le Petit Fugitif pose les bases de la révolution cinématographique à venir. Caméra posée à même le sol ou portée à l’épaule, son en prise directe, cadrages insensés : la réalisation épouse le propos avec panache. Le sentiment d’incroyable liberté éprouvé par le petit Joey transparaît à l’image et l’on se faufile avec lui entre les jambes des passants, près des stands de tir et des manèges, entre les corps étalés sur la plage. La scène où le petit garçon, enivré par la ronde d’un carrousel, se laisse envahir par le bruit, la peur et la culpabilité (d’avoir tué son propre frère et de se sentir si libre) est, à ce titre, exemplaire. Resté trop longtemps dans l’ombre de ses glorieux successeurs, Le Petit Fugitif trouve enfin une seconde vie auprès du public français (grâce, une fois de plus, au travail exceptionnel de Carlotta). Ne le laissez pas s’échapper une seconde fois.