La rencontre entre Albert Lewin et Oscar Wilde est un beau choc esthétique : ces deux artistes partagent un véritable amour de l’art, de la beauté et de la décadence. L’adaptation par Lewin du roman à scandale faustien de l’auteur irlandais, Le Portrait de Dorian Gray, en 1945 (il y en eut beaucoup d’autres avant et après), est une merveille absolue, travaillée de nombreuses références picturales qui dépassent de loin le clin d’œil artistique pour atteindre la sophistication suprême d’une « mise en scène picturale ». Telle est la démonstration que propose de faire Philippe Dubois dans son ouvrage, Le Portrait de Dorian Gray de Albert Lewin, publié par Yellow Now dans la série « Côté films » qui propose depuis 2005 des analyses de films approfondies.
« Faire image »
La figure singulière que fut Albert Lewin est en train d’être redécouverte : grand producteur de la MGM où il est le bras droit d’Irving Thalberg, il est l’auteur, au scénario et à la réalisation, de six films tournés en quinze ans, peu connus du grand public mais dont certains sont portés aux nues par les cinéphiles (Pandora en tête). Grand érudit et collectionneur d’art, Lewin est « l’intellectuel » de la MGM, comptant parmi ses amis Max Ernst, Man Ray et bien d’autres artistes surréalistes du XXe siècle qu’il sollicitera lors de ses tournages. Lewin est donc à la fois un pur homme de studio – à tous les sens du terme car il filme la plupart du temps en intérieur – et une sorte de marginal de par son érudition et sa carrière de réalisateur très tardive (il tourne son premier film à 49 ans). Sa filmographie est traversée d’influences littéraires et artistiques, de Somerset Maugham et Gauguin à Maupassant, en passant par Oscar Wilde, le mythe de Pandore et la légende du Hollandais volant, mais c’est sa passion pour la peinture et l’histoire de l’art qui prévaut.
Celle-ci se décline dans ses films à travers la figure récurrente du peintre que l’on retrouve dans ses trois premiers films et qui constitue ce qu’on a pu appeler une trilogie : The Moon and Sixpence, Le Portrait de Dorian Gray et Bel Ami (le personnage de James Mason dans Pandora est également peintre). Cette figure fait l’objet d’un premier chapitre passionnant sur les résonances entre ces trois films et leur « mise en scène de l’image », pour reprendre les propos de l’auteur. Plutôt qu’en termes de plans, celle-ci se traduit selon lui par le souci de penser en termes de scènes dans lesquelles il travaille surtout la profondeur de champ, sans s’encombrer de grands mouvements de caméra, et où chaque scène, semblable à un tableau, « fait image ». Ce que Dubois appelle « une voix de narration » constitue la deuxième caractéristique de sa mise en scène, dédoublant le récit avec une voix off détachée qui commente l’action à l’œuvre. La troisième est l’insert systématique d’un ou plusieurs plans de tableaux en couleur.
Jeux de regard
Philippe Dubois resserre ensuite son étude exclusivement sur Le Portrait de Dorian Gray dont il décortique certaines scènes, convoquant systématiquement les échos littéraires et artistiques à l’œuvre sans pour autant nous noyer sous les références : Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac, la peinture hollandaise, Le Portrait ovale d’Edgar Allan Poe, Les Ménines de Velázquez et bien d’autres. Toutes ces remarques visent à illustrer comment Lewin interroge la question fondamentale du rapport entre la vie et l’art, entre l’éthique et l’esthétique. Il y répond « en convoquant une esthétique visuelle globale » ce qui plonge le lecteur dans une démonstration vertigineuse des « dessous de sa mise en scène », c’est-à-dire les jeux de regard ainsi que le travail incroyable sur l’espace et les décors. Et de conclure : « Lewin introduit, dans et par sa mise en scène, la problématique des moyens même qui rendent la représentation possible. »
Une réserve à émettre quant au vocabulaire parfois un peu trop spécialisé utilisé dans certaines descriptions de scènes et qui peut parfois égarer le lecteur. L’élégance du livre et de son propos tient également à la présence de nombreux photogrammes qui agrémentent et enrichissent la lecture de cette analyse iconologique riche et dense d’un des films les plus fascinants d’Hollywood.
À noter que le Festival d’Amiens rendra hommage à Albert Lewin, réalisateur, lors de sa 35e édition qui aura lieu du 13 au 21 novembre.