Confusion des temps, des faits, du rêve et de la réalité… Jamais sorti dans les salles françaises depuis son passage au festival de Cannes 1997 jusqu’à aujourd’hui (merci à Carlotta Films), Le Prince de Hombourg de Marco Bellocchio ressemble à une version historique, moins froide et plus ouverte à l’acuité des sentiments, du Metteur en scène de mariages qu’il tournera neuf ans plus tard. La différence paraît normale, puisqu’il s’agit de l’adaptation de la pièce homonyme de Heinrich von Kleist, la dernière œuvre de cet auteur phare du romantisme allemand. Le prince héros est un rêveur, qui plus est en proie à des crises de somnambulisme, ce qui semble assez mal assorti à son uniforme militaire, au moment où il participe à la guerre de l’État du Brandebourg contre la Suède (nous sommes au XVIIe siècle). Paradoxalement, il ne rejette pas son devoir, s’applique même à lui faire honneur, quitte à ce que son exaltation et son esprit vagabond, chers aux héros romantiques, lui fassent prendre le protocole à la légère. À la bataille de Fehrbellin, il outrepasse les ordres de son Électeur et lance une attaque anticipée. Son armée sort victorieuse, mais pour son infraction au code militaire, il est traduit en cour martiale et condamné à mort. Pourtant, entre ses atermoiements (demander ou non la grâce), ceux de sa fiancée (se battre ou non pour la vie de ce grand dadais aux égarements un peu encombrants) et même ceux, moins évidents, de l’Électeur qui l’estime mais n’en applique pas moins strictement le code, le sort du prince n’est pas encore scellé…
Raison et sentiments
Pour ceux qui ne connaissent pas la chute de la pièce de von Kleist, qui interpelle et que Bellocchio respecte, Le Prince de Hombourg fonctionne comme un parfait film à suspense. Mais cette tension reste un effet secondaire de plus hautes ambitions concrétisées par le cinéaste. Il y a d’abord cette façon de donner corps aux hauteurs sentimentales du romantisme, non dans l’exacerbation de ceux-ci mais dans l’évidence des paradoxes qu’ils suscitent chez chacun, car chacun n’est pas habité par un sentiment unique. On peut y voir un rappel que dans le romantisme, la primauté des sentiments se joue de la raison. Mais outre la tradition de ce mouvement, on y trouve aussi, dans sa mise en lumière des contradictions, une manière de faire des sentiments exprimés les révélateurs d’âmes plus complexes qu’elles ne le disent. Chaque personnage a un dilemme, des motifs de faire l’un comme l’autre des choix qui s’offrent, et ne se prive pas de faire l’un puis l’autre, dans un changement rapide qui interroge sur le chaos qui l’anime intimement. Le jeune prince a peur du mourir et pourtant, abruptement, il se soumet à la sentence. Sa fiancée, d’abord toute en retenue, s’abandonne à ses sentiments pour le prince à mi-parcours (quand celui-ci montre sa faiblesse), avant d’être choquée par son acceptation de la mort. Plus fin, l’Électeur se montre prêt à gracier le prince, mais lui en remet la décision, non par cruauté mais sachant que le choix sera cruel. Les personnages finissent par exister autant dans les zones d’ombre dessinées par leurs choix que dans l’intensité de ce qu’ils manifestent, et c’est en embrassant ces failles que Bellocchio donne un corps cinématographique au romantisme : non en l’illustrant, mais en faisant de ses figures une porte vers un intime moins saisissable.
La nuit de tous les mystères
Le Prince de Hombourg est-il pour autant un film romantique ? La réponse n’est pas évidente. Bellocchio prend une certaine hauteur vis-à-vis du « genre », en imbriquant son récit même dans une atmosphère que le mouvement affectionne : la rêverie, en s’appuyant sur l’incertitude de ses personnages pour en imprégner les événements et l’image. Les faits ne sont pas tout à fait clairs : on hésite sur l’identité d’un officier mort, sur qui tient le commandement des troupes à un moment fatidique, on assiste à la course incertaine entre deux courriers (celle du prince qui demande à être exécuté, et une autre qui demande sa grâce). Et puis, où et quand tout cela se passe-t-il, dans le monde ou dans un monde intérieur ? Ce n’est pas seulement pour la joliesse (superbe photographie) que la quasi-totalité du film se passe de nuit : en brouillant la temporalité, la pénombre crée l’étrangeté et jette le doute sur ce qui arrive, d’autant plus que Bellocchio se passe de transition pour démarquer les temps et les niveaux de réalité. Faits avérés, rêve de somnambule, flash-back d’un rêve, même les rares scènes de jour (deux extraits de la bataille), tout se suit à l’écran mais tend à se confondre, de sorte que notre regard est à notre tour ramené à un état de somnambulisme, dans une relation assez lâche au temps et au réel, la musique lyrique mais avec quelques accents spectraux de Carlo Crivelli (également superbe) accompagnant notre errance dans la pénombre. Et le surprenant finale d’enfoncer le clou, nous faisant nous demander s’il s’agit d’un réveil ou d’un nouveau cahot onirique. Un joli pied de nez à l’ordre des choses, en tout cas, comme l’est le film entier qui, en nous faisant partager ainsi l’état de rêverie et d’incertitude de son héros, épouse aussi son inadéquation aux carcans du monde.