De la filmographie évaporée de Bo Widerberg – huit titres en neuf ans, puis trois en vingt ans – Ådalen 31 demeurait le seul rescapé. Par son retentissement mondial, fort d’un Grand Prix remporté à Cannes en 1969, le film détournait enfin les projecteurs braqués sur Ingmar Bergman pour éclairer les lopins ombragés du cinéma suédois. Sa ritournelle prolo sur fond de grève historique achevait d’installer Widerberg en première ligne d’une Nouvelle Vague locale dont la mission consistait à renouer avec le public en coupant le cordon bergmanien, à qui Widerberg reprochait la « verticalité » – comprendre : le snobisme métaphysique dans lequel ses films se seraient égarés après Monika. Cinquante ans après ce faux procès, intenté maladroitement par une publication du jeune critique (un recueil de textes paru en 1962, l’année de son premier film, dans lequel Widerberg charge le maître), il convient de sortir ce Poulidor malheureux des oubliettes de l’histoire où il s’était fourré tout seul. Posté en alternative volontaire, Widerberg s’exposait au cruel destin d’un vaincu par K.O. : étranglé pour toujours par le cordon même qu’il prétendait vouloir couper. Le décrassage méticuleux du Quartier du corbeau et Amour 65 permettent de redécouvrir un cinéaste méconnu, que l’accumulation de clefs de lecture trompeuses comme « Nouvelle Vague » ou « anti-Bergman » n’ont cessé de détourner de la fresque romantique qu’il brossait, mélange de récits intimes et de poussières d’histoire.
À ce titre, Le Quartier du corbeau décolle exemplairement d’un préjugé qui ferait de Widerberg le rejeton scandinave de la nouvelle vague française. Si le film en respecte l’abécédaire méthodologique (décors réels, petit budget et tournage express), l’âpreté réaliste avec laquelle est dépeinte Malmö – ville portuaire pauvre, contrechamp prolétaire de Stockholm – fait plutôt crisser le récit sur les rails néoréalistes d’un Giuseppe De Santis. À l’instar de Riz amer, documentaire et fiction s’infectent mutuellement par absorption d’acteurs professionnels dans un univers en lambeaux que le cinéma n’aura pas pour fonction d’émerveiller. Il est moins question de jouer, de tordre les codes dans tous les sens – façon jeune garde des Cahiers – que de ranimer un romanesque frelaté, presque désuet, pour mieux le fracasser contre le réel. Si les ambitions du jeune Anders, alter ego du cinéaste, ne cessent de se faire écraser sous les sabots du déterminisme – échec de son roman, puis grossesse éclair d’une voisine peu farouche – c’est qu’en écho aux mélanges docu-fiction du film, son âme de Rastignac reste prisonnière d’un destin de gavroche. L’ombre parisienne n’est jamais loin, elle rôde dans les dialogues et compote dans les rêves d’évasion qu’Anders partage avec son ami footballeur – qui fantasme sur Paris et ses catins en fourrures –, mais elle ne reflète qu’un motif : un point de fuite inaccessible dont Stockholm serait la première étape. Or Anders et ses élans romantiques se débattent dans Malmö comme une fourmi dans un évier, à l’image de son père alcoolique, ex-représentant de commerce dont la présence plane comme une feuille de route héréditaire.
Romanticide
Si bien que le romanesque y apparaît moins comme une qualité du film, qu’un élan à exterminer. C’est pourquoi l’évasion finale pour Stockholm n’a rien d’un happy-end, c’est au contraire le destin qui vient s’abattre comme un couperet. S’il rêvait de quitter Malmö par la grande porte, en signant son premier roman chez un éditeur de la capitale, Anders profite du transfuge de son ami footballeur pour filer à l’anglaise. À ce titre, Widerberg oppose au cri désarticulé du roman de son héros le pragmatisme du football : nouvelle et seule perspective d’ascension pour un petit peuple dont il est déjà devenu l’opium abrutissant. Abandonnant père, mère et voisine en cloque, Anders fuit lâchement son quotidien, tandis que le récit finit malicieusement sa course sur une mimi-cracra anonyme qui patauge dans des flaques d’eaux. Une fois tous les fils de l’empathie rompus, au cours d’un finish où les dignités tombent comme des mouches – après le père, alcoolique invétéré qui déboule en homme-sandwich et les confessions déshonorantes d’une mère pleurnicharde, c’est au tour du fils de faire honte à sa famille en fuyant ses responsabilités –, le film se soulage du drame comme d’un poids mort et s’achève là où il avait commencé : sur le terrain documentaire des sales gosses de Malmö, postillons de réel qui bottent la fiction hors jeu.
Il ne faudrait toutefois pas se méprendre sur Widerberg, dont le « romanticide » du Quartier du corbeau cible avant tout un épisode de l’histoire suédoise – versant récurrent chez le cinéaste, qui passe les état d’âmes d’une époque au scanner du romantisme. Le parcours d’Anders y survole les élections de 1936, quand le nazisme toquait aux portes du royaume, et l’exténuation en règle des forces romanesques n’a rien d’un geste de pure forme, mais exprime au contraire un désenchantement social sans précédent : c’est sous la suffocation du désespoir que les masses se tourneront vers Hitler, dont le père d’Anders distribue les tracts (et que la stabilité bourgeoise maintint hors du territoire, sous l’hégémonie des sociaux-démocrates). À chaque époque ses cicatrices, et le cinéma de Widerberg aime en épouser les anfractuosités : faisant du Quartier du corbeau un film rugueux comme une plaie sèche, où la beauté coagule discrètement entre les échancrures.