Le Rappel des oiseaux commence sous une couette, au chaud, à l’aise. Deux personnages apparaissent ensuite, dans un salon : le réalisateur, l’interprète. « Tu es sûr, tu veux voir ? » L’adresse au spectateur, quoique indirecte, est un peu pompeuse, mais on ne descend pas chez les morts sans un minimum de protocole. Les plans qui suivent, d’abord affichés sur un ordinateur, puis sur tout l’écran, lancent enfin le film de Stéphane Batut, tourné dans la province chinoise du Kham, peuplée de Tibétains, où l’on donne les morts en pâture aux vautours (les enterrer, c’est polluer la terre, les brûler, c’est polluer l’air). Les touristes sont invités à venir assister à la cérémonie comme pourraient l’être les aventuriers de quelque Cannibal Holocaust dont les rushes, perdus puis retrouvés, feraient un parfait found footage, à ceci près qu’ici, tout est fait pour estomper l’effet de réel – soit l’exact inverse des règles habituelles du genre. Pour rester à distance raisonnable de la réalité, on se faufile en effet dans l’imaginaire du film d’aventures : les voitures traversent différents portails, quittent peu à peu la ville, s’enfoncent dans la plaine. Enfin, seulement, arrive-t-on à ce moment vénéneux à plus d’un titre, celui où les vautours sont rappelés, invités à venir se repaître de viande d’humain : vénéneux parce que l’on redoute ce qu’elles montrent, mais surtout parce que l’obscénité rôde, avec le voyeurisme. Alors, à ceux qui s’étonnent qu’un film de 40 minutes seulement puisse sortir en salle sans double programme, on leur répondra simplement que, quand on regarde une nuée de vautours réduire un défunt en charpie, chaque seconde compte double.
L’œil coupable
Est-ce Bazin ou Daney qui expliquait la théorie selon laquelle le zoom est affaire de phobie et le travelling, de désir – pas un plan du Rappel des oiseaux qui n’en illustre la pertinence. Ici, l’homme hésite en permanence, partagé entre le désir et la peur, la fascination et la répulsion. La cérémonie du Rappel des oiseaux a été filmée en 2009, et rien n’indiquait alors qu’on la verrait un jour au cinéma. Il s’agissait simplement de filmer, d’enregistrer, de « partager une expérience ». Ce détail est précieux : zoom et travelling ne sont dictés par rien d’autre que le ressenti du réalisateur, à cet instant-là, il y a six ans. On zoome quand on sent qu’il faut zoomer. On s’avance quand on ne peut plus se retenir. En d’autres termes, c’est un film sans Surmoi (le réalisateur parle de « rapport non intellectualisé sur le moment »). Batut semble parfois s’en excuser, d’ailleurs : « c’est interdit de s’approcher ? » demande-t-il à son guide/interprète, lui qui vient pourtant de lui expliquer que dans le zoom, seule l’image s’avance, pas l’homme. Comme si, dans ce cas précis, le zoom valait un travelling, comme si le zoom s’était soudain mis à transmettre du désir et que l’immobilité de la caméra, sa pétrification, ne se faisait plus suffisamment sentir. Impitoyable, l’interprète ne peut que renvoyer Batut à sa potentielle erreur : « ce n’est pas interdit de voir ». Alors, d’où vient le malaise ? Et si le film entier était une profanation, une erreur ? Peut-être Stéphane Batut avait-il, quelque part dans la tête, cette réplique tirée de La Chair et le Sang, de Verhoeven : « it’s not a sin if you don’t see it »… « ce n’est pas un pêché si tu ne le vois pas. »
Le Rappel des oiseaux compte ainsi parmi ces documentaires qui montrent surtout ce qu’ils ne filment pas. Les vautours déchirant les cadavres, dans le fond, c’est du sensationnalisme ; c’est choquant, c’est précieux, cela nous renvoie à notre condition profonde (on est ici dans la Vanité pure et dure) ; mais après tout, rien n’égale l’excitation implicite de celui qui filme, et qui d’ailleurs, tenant à donner chair à sa présence derrière la caméra, se met en scène dès le début. Il y a bien là quelque discours politique dont on pourrait facilement se repaître – puisqu’il s’agit pour les Chinois, propagande de rêve, d’inviter un Occidental à filmer les modes de vie « sauvages » des Tibétains. Même dans cette dimension politique cependant, ce qui est montré compte moins que celui qui montre, devenu outil malgré lui d’un pouvoir qu’on ne voit pas non plus à l’image. C’est ici qu’intervient le narrateur, l’ami tibétain, tentative un peu vaine – et touchante de vanité – de se reconstruire un Surmoi, quelque chose qui fasse tampon, décrive les images pour que l’on sache où l’on est, où l’on en est, et aussi quand on est (cette dernière notion s’avérant finalement la plus fluctuante des trois : la scène pourrait très bien se passer il y a deux siècles ou dix). L’ami tibétain, lui aussi, ajoute du hors-champ : lorsque les personnages à l’image sont les seuls à parler, on n’entend moins ce qu’ils disent qu’on n’imagine le silence de l’interprète, penché sur l’écran d’ordinateur. Non seulement l’image n’est plus seule – puisqu’on imagine en permanence Stéphane Batut derrière la caméra, caméraman doué d’émotions, comme l’indique le prologue – mais le son ne l’est pas non plus – puisque demeure, en permanence, la possibilité d’une voix-off, d’un commentaire.
Le silence de la morte
Tout le barda de la mise à distance n’est pas la partie la plus intéressante du film, trop nécessaire, trop artificielle. Mieux vaut regarder du côté des questionnements dont se retrouve assailli Stéphane Batut sur le moment, confronté à l’acte violent de voir le cadavre d’une inconnue se faire déchiqueter par un groupe de beaux oiseaux nonchalants, quoique affamés. La question du voyeurisme, dit Batut dans le dossier de presse, ne se pose pas, parce qu’il ne se cache pas : tout le monde le voit filmer. Tout le monde ? Qui ne le voit pas ? Y a‑t-il une personne que son regard concerne, et qui ne peut le voir ? Les touristes s’en moquent, la famille ne dit rien, le bonze est discret, mais consentant. La pudeur n’est apparemment pas un problème chez les vautours. Et chez les morts ? Le malaise vient de là, la particularité du film aussi : si voyeurisme il y a, c’est qu’on filme quelqu’un qui n’a pas donné son avis – la morte. Le film semble établir un étrange dialogue (tacite, forcément) avec cette morte, comme si son silence faisait partie du silence des commentateurs, ou du silence en général ; comme si on attendait qu’elle réponde, ou qu’elle se vexe : la caméra de Stéphane Batut est une question posée au sacré, lui demandant simplement s’il existe encore. La conclusion, c’est que la mort ne fait pas de scandale ; la vie ne la gêne pas, aussi voyeuriste soit-elle. L’impassibilité des vautours et celle du cadavre se complètent pour mieux s’opposer à l’agitation intérieure des vivants, dont toutes les questions paraissent soudain si vaines qu’elles en redeviennent suspectes, remettant les certitudes en question. De questionnements éthiques, le film ne manque pas, et s’il est un autre festin de vautours autour du film, ce pourrait être celui de son intellectualisation : les effets de suspense, façon Hitchcock, façon Spielberg, sont-ils condamnables du fait qu’ils sont bâtis autour d’un événement concernant une morte réelle ? Car suspense il y a, de même que mise en scène (ce plan où, accompagnant un oiseau en vol, la caméra le suit jusqu’au sol, et l’observe se métamorphoser de l’aigle noble, presque mythique, à la grosse dinde, trop réelle).
We are what we are
Ce n’est pourtant jamais qu’une image. Un peu de lumière agitée sur une toile ; pourtant, on écarquille les yeux tout en serrant les dents, quelque chose de physiologique se produit : on s’est reconnu. À l’écran, c’est nous. Pas nous en tant qu’individu, nous en tant qu’espèce. C’est une sensation assez rare, assez troublante, hors de portée des films d’horreur qui ne sauraient susciter qu’une peur abritée par la suspension d’incrédulité, par la certitude que c’est du latex, du ketchup, que c’est pour de faux. Seulement voilà, Le Rappel des oiseaux n’a pas été présenté dans n’importe quel festival : il a été présenté, en 2014, au Festival du Réel. Ce morceau rougeâtre et décharné dans le bec de ce vautour, c’est nous. C’est réellement nous. Batut, là encore, dans son malaise, dans son silence mis en scène, dresse en hors-champ son autoportrait : l’Occidental, matérialiste, s’attache au corps, et voit sa réduction en lambeaux comme une profanation ; le bouddhiste, comme c’est montré dans le film, examine le trou du crâne par où s’est échappé l’esprit, et le cadavre n’est vraiment qu’un tas de matière sans valeur. Les longues scènes de mastication anthropophage du Rappel des oiseaux y ajoutent fatalement une réflexion sur la nourriture : pour le réalisateur, le corps humain est sacré – les animaux peuvent donner de la viande, mais pas nous. Les bouddhistes, eux, considèrent que c’est la vie qui est sacrée : un humain vaut bien une chèvre, a fortiori une fois mort. Quand on dit réflexion de la nourriture, c’est au sens premier du terme qu’on pense, à la réflexion dans le miroir. Stéphane Batut n’est d’ailleurs pas le premier à avoir eu recours, récemment, au documentaire à base de vautours pour potentiellement refléter sa propre condition, puisque c’était déjà le cas d’In Ictu Oculi (« en un clin d’œil », expression latine employée ici encore dans les Vanités picturales). Dans ce court-métrage de Greta Alfaro, sorti en 2009 (l’année des rushes de Batut !), une table est dressée, qu’une nuée de charognards vient mettre sens dessus dessous en un long plan fixe impassible et ironique.
Si ces réflexions ont un prix, si le documentaire peut, contrairement à son habitude, recourir momentanément à la métaphore, c’est que nous nous sommes habitués, avec le temps, à regarder la réalité filtrée par l’œil des caméras, nous avons appris à la mettre à distance, à reconnaître le grain numérique de l’image, le chant des oiseaux quand le silence se fait, si bien que ce réel-là a fini par se transformer en esthétique du réel. Que nous le voulions ou non, un Surmoi finit toujours par se mettre en place. Cela ne diminue pas la force de ce qui est montré car nous avons appris, rationnellement, à raccorder le réel et notre perception de celui-ci à travers les médias, à combler par la raison le pan de réalité annulé par la médiatisation. Le travail des documentaristes qui sont aussi des artistes est de dynamiter cet inévitable Surmoi. Le Rappel des oiseaux, à son humble échelle, remet au cœur de l’image ce que nous avons appris à esquiver : cette viande, c’est notre corps ; ces oiseaux, ils pourraient nous manger aussi – et ça n’aurait rien de scandaleux. Prenez ça pour ce que les anglais appelleraient un « friendly reminder ». Un amical « rappel », oui.