Il était une fois le temps (béni?) du grand Hollywood où chaque studio, fort de ses acteurs stars et de ses réalisateurs fétiches, s’était spécialisé dans un « genre » particulier qu’il porta à son apogée. À la MGM le rêve, les grandes épopées et la comédie musicale ; à la Fox les films à contenu plus « social » et réaliste, et à la Warner les films d’aventure et les polars. Mildred Pierce, 69e film de Michael Curtiz (l’un des indéboulonnables de la Warner, pour qui il réalisa entre autres Casablanca, Les Aventures de Robin des Bois ou La Charge de la brigade légère) s’inscrit à plein dans la veine prolifique du « film noir », même s’il en est parfois détourné par sa trame de drame conjugal bavard.
Tiré d’un roman de James M. Cain, l’un des auteurs de polars les plus adaptés à Hollywood avec Chandler et Dashiell Hammett, Mildred Pierce est la confession en flash-back d’une femme brisée par les vicissitudes de la vie. Abandonnée par son premier mari, Mildred Pierce se força à travailler d’arrache-pied pour monter sa propre affaire puis se jeta dans les bras d’un aristocrate désargenté et opportuniste pour satisfaire les goûts de vie bourgeoise de sa fille aînée, trop gâtée, trop capricieuse, incapable de comprendre l’amour sacrificiel de sa mère.
Le film s’ouvre sur l’événement qui va provoquer cette confession : le meurtre inexplicable d’un homme qui, nous l’apprendrons plus tard, est le deuxième mari de Mildred Pierce. La tension angoissante rendue par la lenteur de l’acte (l’homme, grimaçant, tombe lentement face caméra, des impacts de balles brisent un miroir, puis l’homme, en gros plan, marmonne « Mildred » avant de mourir) plonge immédiatement Mildred Pierce dans l’atmosphère du film noir. Michael Curtiz compose sa partition sur les tonalités d’un noir et blanc plus noir que blanc, s’aidant de lumières artificielles aveuglantes qui projettent sur des murs immaculés les ombres terrifiantes, plus grandes que nature, de personnages dont on ne fait, finalement, que deviner la présence.
Ce jeu d’ombres recoupe celui des miroirs, reflets de l’ambiguïté à la fois des personnages, mais aussi de la temporalité. Au travers de l’image déformée, inexacte, filmée parfois sans son référent, le spectateur ne sait plus qui est qui, qui représente quoi, ou même où il se trouve. L’énigme de chacun (quelles sont ses motivations, ses affinités) agit en parallèle avec l’énigme principale (qui est le coupable du meurtre), sans jamais prendre le pas sur le troisième fil rouge du film, les relations difficiles, voire cruelles, d’une mère avec sa fille. Le duo composé par Joan Crawford et la jeune Ann Blyth (toutes deux remarquables) surprend alors par sa noirceur et sa violence à peine larvée.
Le malaise général ressenti à mesure que se déroule Mildred Pierce est surtout fonction de la mise en scène intimiste de Curtiz, artisan remarquable du grand Hollywood. De contre-plongées en gros plans inattendus, en passant par des ruptures brutales dans la narration (une grande partie du film est réservée à la description de la réussite professionnelle de l’héroïne, entrecoupée de moments de comédie pure), il assure à son œuvre un rythme tendu, haletant, appuyé par la musique d’un autre grand de l’époque, le compositeur Max Steiner.
Joan Crawford reçut cette année-là l’oscar bien mérité de la meilleure actrice, face à une consœur tout aussi talentueuse, Gene Tierney, qui concourait pour le chef-d’œuvre de John M. Stahl, Péché mortel. Il était une fois le film noir en Amérique…