En ces temps où la question du traitement du masculin et du féminin (bref : des genres) met en émoi les factions idéologiques françaises, la distribution du film indien Le Secret de Kanwar (Qissa : The Tale of a Lonely Ghost) pourrait ressembler à un coup opportuniste — hypothèse plausible mais réductrice quant au produit. Malgré le titre français aussi insipide que pas si bien choisi, c’est certes un peu l’histoire de Kanwar, petite fille que son père élève comme un garçon et la fait passer pour tel aux yeux du monde, mais c’est en premier lieu l’histoire du « fantôme solitaire » du titre original : le père. Pour Umber Singh, il s’agit de préserver, à travers la tradition ici truquée de la transmission par le premier fils, ce qui reste de ses racines de Sikh exilé (nous sommes en 1947 juste après la Partition, la famille a dû fuir le Pendjab pakistanais pour le Pendjab indien).
Le plus inquiétant (et le plus propice à l’émotion) du mensonge auquel Umber plie son monde, c’est que cela se fait sans violence, en un glissement, par une décision subite. L’homme semble être passé d’une réalité à l’autre, à celle qui l’arrangeait, sans même un signe de refus de la première, qu’il nie non par les mots ou les gestes (sa violence n’éclate que quand ses trois autres enfants, des filles, mettent son « fils » en danger) mais par l’omission pure et simple, même quand tous les signes le contredisent (Kanwar adolescente a des saignements entre les jambes ? aucun problème…). Cette finesse, propre à faire sourdre l’émotion et le malaise mêlés, tient autant au jeu subtil du très bon Irrfan Khan qu’à la limpidité jamais volontariste ni moralisatrice de la mise en scène, qui ne ressent pas le besoin de forcer la démarcation déjà évidente entre vérité et mensonge, entre liberté et contrainte, entre homme et femme. Ainsi Qissa touche-t-il sincèrement en affichant en permanence et en douceur les conflits qui le sous-tendent, les hiatus : la vérité contre celle d’Umber, mais aussi l’humanité de Kanwar contre la chosification dont elle est l’objet — du fait d’Umber mais aussi de Mehar, la mère qui, dans son ressentiment, voit la fille dont on l’a privée comme l’instrument du père.
Dé-partition
Qissa aurait pu en rester là, à observer et faire durer ces conflits ; mais de toute évidence, l’envie d’histoire d’Anup Singh ne s’arrêtait pas là. La seconde moitié du film, plus dramatique encore, sonne cependant comme une revanche sur ces démarcations de réalités, quitte à basculer carrément (et au risque de laisser certains perplexes) dans le fantastique. Disparu, Umber revient hanter ceux qu’il a laissés derrière lui : Kanwar qui, s’étant coupée de sa famille, lutte pour reprendre son identité ; la jeune Neeli à qui il l’a mariée et qu’il a tenté de violer ; ceux qui voient d’un mauvais œil la présence androgyne de Kanwar. Le choix du registre fantastique, dans toute l’ambiguïté et l’irrésolu qui le définissent, n’est pas anodin — pas seulement pour le seul plaisir de la variété de genres (on revient finalement à ce mot) ni pour l’interprétation moraliste possible (le péché du père hantant la société), mais parce qu’il scelle la fusion, à rebours de la superposition qui l’a précédée, des faits et de la légende. D’Umber, on ne sait plus trop s’il est mort ou vivant, s’il est lui-même, un autre auquel les fantasmes prêtent le visage du disparu, ou même une idée. Qui est aux côtés de Neeli, à la fin ? Qissa laisse ces incertitudes imprégner notre esprit, n’a pas peur de ne pas formuler de sens à partir des quelques pistes qu’il ouvre (celle du rapport à la partition de l’Inde et à l’exil restera, elle aussi, inaboutie), mais incarne avec doigté l’angoisse et la douleur de la contradiction d’une part, et de la possession par le passé d’autre part.