Dans la lumière éclatante de la Californie, sévit l’iniquité d’un pouvoir illégitime. Le jeune Diego Vega choisit la cape noire pour rétablir anonymement la justice. S’illustrant dans le genre du film de cape et d’épée, Rouben Mamoulian adapte la célèbre histoire du vengeur masqué, en reprenant la perfection formelle et l’obsession du thème du double qui le caractérisent.
« Something is wrong », estime Diego Vega en se regardant dans un miroir au début du Signe de Zorro, annonçant comme un présage le motif du double et du questionnement identitaire que va développer Rouben Mamoulian dans cette version filmée des aventures du vengeur masqué. Bien loin de s’engager dans une vision politique du héros justicier, le cinéaste préfère s’attacher à un versant psychologique, en explorant les forces intérieures, les facettes multiples du personnage pris à un âge crucial de son existence.
Après une longue absence durant laquelle il a procédé à sa formation de fine lame, Diego quitte l’Espagne pour rejoindre sa famille. Le choix d’un long prologue insistant sur l’arrivée du jeune homme en Californie montre que ce n’est pas la nature de la situation politique en elle-même qui va nous intéresser, mais bien plutôt le regard que le jeune homme, fraîchement émoulu de son apprentissage de gentilhomme, va porter sur elle. Premier désenchantement : Diego qui avait quitté une Californie dirigée avec justesse par son père retrouve ses concitoyens terrorisés par leur gouverneur. Un tyran sommeillait-il dans les tréfonds de ce père estimé ?
Puisque l’identité du vengeur masqué ne fait pas mystère pour le spectateur , Mamoulian va prendre ce dernier à témoin du double jeu auquel Diego doit se livrer pour garantir l’anonymat de son avatar héroïque. C’est avec un plaisir malicieux que le jeune homme s’amuse à se faire passer pour plus vil qu’il n’est. Diego ne nous sera jamais antipathique, et surtout pas lorsqu’il joue les fats, les arrogants, les lâches et les précieux, puisque nous savons justement que ce n’est qu’un jeu de dupes, dont nous sommes les heureux complices.
Il convient de replacer Le Signe de Zorro dans le contexte du film de cape et d’épée, qui se caractérise par un écart significatif entre des intrigues où tous les coups bas sont permis, et des combats singuliers où au contraire les règles sont parfaitement établies, connues et respectées par les opposants. Dans Scaramouche de George Sidney (1955), Stewart Granger se cache sous le masque du mime de la commedia dell’arte, mais se bat à visage découvert. L’histoire d’amour orageuse qui se noue dans l’univers du théâtre souligne bien, en miroir des aventures masculines, le passage des jeux de la séduction subtilement menés à l’affrontement direct de la scène de ménage.
Le jeu avec la réalité et ses apparences passe ici par la récurrence des tours de magie que Diego effectue pour un public fasciné ou exaspéré. Diego le magicien révèle lui-même ses trucs, tandis que Zorro joue les illusionnistes. C’est Mamoulian qui prend en charge de dévoiler les artifices, déguisements et passages secrets, utilisés par le ténébreux personnage. Seul le mystère du cinéma reste entier : de quel hors-champ jamais actualisé surgit ce personnage qu’on ne voit ni partir ni arriver ? Si la réponse à ce tour de prestidigitation-là n’est pas donnée, c’est peut-être que Zorro ne vient de nulle part, sinon du fond de l’âme de Diego Vega.
N’oublions pas que Mamoulian s’est précédemment attaché à un autre célèbre personnage dédoublé, Dr Jekyll et Mr Hyde. Dans cette adaptation du roman de Stevenson, le scientifique Jekyll donne naissance à un double simiesque, repoussant et violent. Galant fiancé d’une jeune fille de son milieu le jour, son double malfaisant le pousse à côtoyer et rudoyer une prostituée la nuit. Le pulsionnel Mr Hyde déchaîne, loin des regards de la société bourgeoise, les plus noirs penchants du respectable Dr Jekyll. Le couple Diego/Zorro, quant à lui, va inverser les termes de l’équation habituelle du combat entre le Bien et le Mal. Le séducteur ne triche pas afin de se valoriser. Bien au contraire, les mensonges de Diego le dévaluent, et ses actes de bravoure sont effectués dans l’anonymat du masque et de la nuit.
Tout semble en fait procéder d’une logique d’inversion par rapport aux codes habituels dans les relations qu’entretient Diego/Zorro avec les autres personnages. Dolorès, dégoûtée par Diego qui s’attire les faveurs de sa tante, tombe sous le charme de Zorro, qui pourtant persécute son oncle et qui ne respecte pas les lois de l’amour courtois. La confusion atteint son comble lors de la séquence de danse où la jeune fille se laisse étourdir par les qualités de danseur de celui qu’elle méprise sans savoir qu’il est aussi celui qu’elle désire ardemment. Qui Dolores aime-t-elle vraiment, du héros justicier qui, derrière son déguisement, peut revêtir les atours de tous les fantasmes féminins, ou bien du jeune homme de bonne famille, lisse et complaisant ? La frontière entre l’un et l’autre n’est pas si nette, comme le suggère la séquence de rencontre dans la chapelle, qui met en scène le personnage en poupées russes : Diego déguisé en Zorro a revêtu le costume d’un moine pour semer ses poursuivants.
Mamoulian oppose le noir du costume de l’un à la blancheur de l’habit de l’autre, l’absence de sens moral à l’engagement altruiste. Mais c’est au justicier qu’est associé le noir, retournant ce symbolisme binaire et artificiel. À force de jouer les renversements jusqu’au vertige, le cinéaste offre un Zorro pas si manichéen qu’il n’en a l’air. Le fait que Diego ne déclare sa double identité que de façon progressive (continuant par exemple à mentir à ses parents quand le Padre et Dolores – et depuis longtemps le spectateur – sont au courant des activités nocturnes du jeune homme) contribue à le montrer tout au long du film comme un être multiple, davantage que duel.
On imagine le plaisir que représente pour un acteur le fait de passer, dans un même film, d’un caractère à un autre, du parfait sauveur au antihéros irrécupérable. On sent une certaine réflexivité dans l’utilisation que fait Mamoulian de son acteur, habitué aux rôles de séducteurs. Non seulement les apparitions de Tyrone Power en Diego provoquent dans la plupart des cas la consternation des autres personnages, mais en outre, le cinéaste s’amuse à ne dévoiler la star dans le rôle valeureux de Zorro qu’en pièces détachées. Qu’un foulard dissimule le bas de son visage, ou qu’un masque nous dérobe la vue de ses yeux, Zorro n’est qu’une succession de morceaux épars.
Alors qu’on pourrait reprocher à la star qu’était Tyrone Power un physique et des rôles un peu trop policés, Mamoulian prend à contre-pied ce sourire étincelant de gendre idéal en en faisant l’apparence de la duplicité du héros. On peut voir, dans le contraste entre le visage angélique de Power et l’âme tourmentée qu’il incarne, comme une métaphore du style du cinéaste. Mamoulian, en effet, semble bâtir son œuvre entière sur une opposition de même nature. Lui qui structure des cadres d’une immense précision, qui compose des plans élaborés, construit des éclairages sophistiqués, lui qui pratique en quelque sorte un cinéma d’une perfection formelle absolument lisse, où rien ne dépasse, où tout est maîtrisé, traite en permanence de la duplicité de l’âme, de la tentation du mal ou de la lâcheté. La stabilité, l’harmonie du cadre s’opposent aux natures troublées dont il raconte les histoires et dresse les portraits, comme si la perfection de la mise en scène permettait de mettre en exergue les tourments des personnages.
Ce n’est pas un hasard si c’est à Mamoulian, toujours avide de recherches formelles, que l’on confia, en 1935, la réalisation du premier film en couleurs. De cette adaptation de La Foire aux vanités de Thackeray, le producteur David O. Selznick ironisait : « La seule chose dont on parle encore dans Becky Sharp, ce sont les capes rouges des soldats lorsqu’ils partent pour Waterloo. » Et justement, dans la préface de la monographie qu’il consacre au cinéaste, Pierre Berthomieu s’interroge sur ce que l’on retient aujourd’hui du cinéaste à la réputation de pur formaliste.
On retiendra sans doute le tailleur chantant qu’un quiproquo fait passer pour un baron dans l’hilarant Aimez-moi ce soir (Love Me Tonight, 1932) ; le Kid pris dans un dilemme entre l’amour d’une jeune fille pure et le chantage d’un mafieux dans le magnifique Les Carrefours de la ville (City Streets, 1931); les tourments d’un jeune homme aisé, amené à juger pénalement une jeune fille mère qu’il va reconnaître comme étant la servante qu’il a jadis séduite puis abandonnée, dans Résurrection (We Live Again, 1934), adaptation du roman de Tolstoï. Ce qu’on retiendra, c’est certainement cette « galerie des doubles », pour reprendre le sous-titre de l’ouvrage susmentionné, cette fresque de personnages taraudés par le doute et le choix que le cinéaste étoffe de film en film. Ce qu’on retiendra de Mamoulian, c’est qu’il joue d’une certaine façon la ligne droite du cadre contre les méandres de l’âme.