Acteur chinois fameux, Jiang Wen avait frappé un grand coup en 2000 en remportant le Grand Prix du jury à Cannes avec son éblouissante farce tragi-comique Les Démons à ma porte. Le soleil se lève aussi marque la fin du silence contraint d’un cinéaste dont la nouvelle œuvre est forcément très attendue. En quatre segments interdépendants, Jiang Wen nous entraîne dans un tourbillon de formes, de sentiments et de sensations. Si on peut s’y perdre et risquer l’overdose, on ne peut qu’admirer sa capacité à allier ambitions plastiques et fantaisies narratives, à faire surgir le tragique au beau milieu de la cocasserie. Et tout ceci en ne délaissant pas des points problématiques de l’Histoire contemporaine chinoise.
Jiang Wen sort d’un bien cruel purgatoire cinématographique. En présentant en 2000 son précédent film à Cannes sans l’autorisation des autorités, le couperet ne s’était pas fait attendre. En plus des cinq ans d’interdiction de tourner (comme Lou Ye plus récemment après Une jeunesse chinoise), Les Démons à ma porte fut interdit en Chine, où il connut toutefois un succès « sous le manteau » à coups de DVD pirates. Le réalisateur touchait alors à un tabou absolu : l’occupation japonaise durant la Seconde Guerre mondiale. Totalement indifférent au monolithique dogme officiel historiographique, Jiang Wen transformait un petit village en un théâtre burlesque et tragique de la comédie humaine, entre petites et grandes compromissions, bouffonnerie et violence. Après une telle mésaventure, on eût pu croire qu’on ne prendrait plus le cinéaste la main dans le sac de nœud qu’est la très sensible Histoire nationale. Eh bien, ce serait sans compter sur ce bonhomme sacrément gonflé.
L’essentiel du film se déroule en 1976, année où la « grande révolution culturelle prolétarienne » et Mao, instigateur de cette folle remise en cause des hiérarchies (« révisionnistes » du PCC et lettrés sont déportés à la campagne pour y être rééduqués) par les jeunes « gardes rouges » du Parti, connaissent leurs derniers souffles. Le « Grand Timonier » meurt le 9 septembre 1976, c’est-à-dire pendant le temps du film, sans que cela ne soit évoqué. Le dernier segment est quant à lui placé en 1958, année inaugurant le « grand bond en avant », consistant à ce que les masses se lèvent pour édifier et faire triompher le socialisme chinois. Ces épisodes s’avèrent de complètes catastrophes humaines et économiques, laissant tous deux le pays totalement exsangue. Il faut certes nuancer ici l’aspect irrévérencieux de Jiang Wen par le fait que le discours officiel a reconnu les erreurs de ces périodes dramatiques. Puis le cinéaste n’attaque pas l’histoire de front, ce qui ne signifie pas qu’il ne dit rien à ce propos, loin s’en faut. Mais il peut s’agir d’une précaution bien compréhensible.
Amateurs de récits linéaires bien calibrés, un seul conseil : fuyez ! Le soleil se lève aussi ne se présente pas en effet sous une forme narrative classique comme pouvait l’être Les Démons à ma porte. Il s’agit de quatre tableaux éclatés géographiquement (les quatre points cardinaux) et chronologiquement (dans l’ordre du film : printemps, été et automne 1976, hiver 1958), ceux-ci sont néanmoins unis par de mystérieux rhizomes, qui s’éclaircissent dans le final. La structure est celle du conte, notamment avec des références occidentales (le Petit Poucet, le chaperon rouge), plaçant le récit dans une permanente ambiguïté entre réalité et onirisme : ce qui se passe dans la fiction, en vrai ou en rêve, est totalement relatif, la perméabilité est totale. Trois personnages constituent le fil narratif, en tant que corps, car leur statut présente de nombreuses variations. Le premier segment, « La Folie », est axé sur une mère (Zhou Yun) et son fils (Jaycee Chan, le fils du roi du kung-fu, Jackie Chan). Ce dernier revient dans le troisième « Le Fusil », la mère dans le quatrième, « Le Rêve ». Le second, « L’Amour », et le troisième font intervenir la figure, dédoublée (Professeur Liang et Tang interprétés respectivement par Anthony Wong et Jiang Wen), de l’universitaire déchu envoyé à la campagne.
Les relations et les correspondances non explicites ne sont pas l’apanage de la seule narration. Le montage joue ici tout son rôle de mise en rapport. Souvent très vif, donnant un rythme effréné et trépidant au film, il laisse place aussi à des moments plus posés et même élégiaques. La musique, très présente, s’imbrique fortement dans l’image, comme une forme d’orchestration. Plus globalement, Le soleil se lève aussi est un film très sensoriel, pour les personnages comme pour les spectateurs. Ceci par le biais d’une grande sophistication visuelle, organisant un dialogue au sein des séquences. Les contre-jours dans la brume des rizières du Yunnan, le traitement en clair obscur des scènes nocturnes ou d’intérieur. Mais plus importantes sont les correspondances entre les tableaux. On retrouve ainsi dans le désert de Gobi les ocres d’une terre battue largement repérée auparavant. La chaleur et la texture de la coloration sont une manière d’unifier et de mettre en rapport les lieux et les temps du récit. Éveil de la vue donc, mais aussi du toucher et de l’odorat. Été 1976, Chine de l’Est : un délit de pelotage est commis pendant la projection en plein air d’un film de ballet révolutionnaire (Le Détachement féminin rouge). Docteur Lin (Joan Chen, la fameuse Josie de la série Twin Peaks) est l’une des victimes, le professeur Liang le coupable. Dans une scène extraordinaire, faisant suite à celle de la projection qui ne l’est pas moins, les suspects se tiennent derrière un mince tissu blanc. Chacun doit administrer un attouchement au postérieur ainsi mis en pâture. Elle avouera au Professeur Liang, dont elle est « sensoriellement » amoureuse, que l’approche de sa simple odeur provoque en elle un état de perte de soi, de bouleversement et d’abandon : l’exaltation d’un corps possédé par les sens. L’érotisation du contact de la peau avec l’autre ou les éléments est perceptible tout au long du film.
Correspondances formelles et sensorielles donc. Et les êtres dans tout ça ? Le film est une parenthèse historique inversée, le dernier segment est un retour vers l’origine des destins et des liens sentimentaux ou de filiation des personnages. Ce segment 1958 – 1976 est l’acmé de la folie révolutionnaire maoïste, d’une révolution qui n’en finit pas. Au sens astrophysique et copernicien, ce sont des êtres en révolution. À l’image du pays emporté dans une irrationnelle tourmente, les individus voient leurs liens et leurs statuts être bouleversés, inversés, remis en cause. Les hiérarchies spatiales, les quatre points cardinaux, sociales, les intellectuels envoyés à la campagne sous la férule des jeunes gardes rouges, familiales, le fils sans père aux prises avec une mère que la perte de ses chaussons a rendue folle, mettent en place un nouveau cosmos rendu à l’état de chaos originel. Et c’est ici que le propos de Jiang Wen devient politique et diablement ambigu. La révolution comme expérience érotique et sensorielle ?