Un homme, Tolgat, et sa fille, Dina, vivent paisiblement dans une ferme isolée des steppes kazakhes. Alors que deux garçons, le Moscovite Max et le Kazakh Kaisyn, se disputent le cœur de la jeune fille, une menace sourde se fait sentir. Telle est la présentation de l’intrigue et des personnages qui sont pourtant sans noms (le film est muet) du nouveau film d’Alexander Kott, son troisième long-métrage qui a reçu le Grand Prix au Festival Kinovatr (2014), mais aussi celui de la meilleure contribution artistique au Festival du Film International de Tokyo (2014), après Deux chauffeurs roulaient (2001) et La Bataille de Brest-Litovsk (2010). Cette faible prolixité s’explique par le nombre important de courts-métrages et de séries ou commandes diverses réalisés par Kott : avec Le Souffle, il est (enfin) à même de s’exprimer, disant lui-même avoir tourné le film qu’il voulait.
Examen de passage
Reste que cette brève description située dans un no man’s land pouvant faire penser au Cheval de Turin de Béla Tarr (histoire d’amour en moins, et heure en moins au métrage) rend compte de l’ambition d’Alexander Kott ici : nous nous aventurons un peu – mais à peine – en y voyant un mélange (assez mal digéré) de Béla Tarr, d’Andreï Tarkovski et de Sergueï Paradjanov, où la voix propre d’Alexander Kott peine à être décelée.
Pour Béla Tarr, on l’aura compris avec le couple formé par le père et la fille, cette dernière veillant sur celui-là. Le film est aussi mâtiné d’une forme de répétition (des trajets, des gestes), qui est celle même du quotidien, et d’une dimension eschatologique dans une tradition de l’Apocalypse-cinéma.
Pour Tarkovski, dès la séquence d’ouverture qui est un long travelling ascendant en plongée verticale d’objets : ici, en l’occurrence, d’un moelleux « tapis » composé de duvets d’oiseaux, où l’on peut apercevoir une planche de l’herbier de la jeune fille. Plan prospectif en réalité qui nous donne à voir le temps d’après, celui sur lequel s’achève le film, dans une vision anticipée de la catastrophe. Alexander Kott mêle ainsi intrigue domestique, amoureuse, et catastrophiste, laquelle donne aussi son titre au film, Ispytanie. Le mot a le sens d’épreuve, d’essai au sens de l’essai de l’arme atomique, et plus généralement de faire l’épreuve de quelque chose, d’être à l’essai, d’où le titre anglais Test. Le titre français, Le Souffle, peut paraître au premier abord peu signifiant, requérant la notion de souffle atomique et de bombe à effet de souffle pour être pleinement compris…
Il n’en reste pas moins que cette partie catastrophiste de l’intrigue peine à émerger, et n’est approchée que par approximations, avant une déflagration finale digne d’un blockbuster. Il faudra cependant un carton explicatif final l’explicitant, énonçant qu’entre 1949 et 1989 les autorités soviétiques ont procédé à des essais nucléaires au Nord-Est du Kazakhstan (Semipalatinsk), steppes ayant connu un niveau d’irradiation comparable à celui de Tchernobyl. Plus précisément, nous sommes en août 1949, dans les jours qui précèdent l’explosion de la toute première bombe atomique soviétique.
Si l’ellipse et l’approximation, l’allusion, sont des effets souvent tout à fait bienvenus, ici, nous ne savons pas très bien ce qu’ils servent si ce n’est à opacifier et complexifier l’intrigue plus ou moins gratuitement. Le film d’Alexander Kott, semble ainsi particulièrement marqué – entre autres – par le spectre du Sacrifice de Tarkovski que ce soit à travers la référence à une guerre nucléaire, mais aussi le motif de l’arbre sec arrosé (ici par une canalisation naturelle), ou de la maison en feu…
Enfin, pour achever le tableau cinéphile – pour ce qui est de ses références les plus ostensiblement évidentes –, il y a bien sûr du Paradjanov dans cette steppe kazakhe (il s’agit de celle de Crimée néanmoins), où les tapis, les tissus et les étoffes colorés et bigarrés sont mis à l’honneur, mais aussi dans le recours ponctuel à une frontalité photographique, fixe, des plans.
À l’épreuve du muet
On peine ainsi à voir se dégager la force de proposition d’Alexander Kott dans ce brassage, et dans la photographie de Levan Kapanadze certes plastiquement belle, et quasi irréprochable, mais très lisse. Les majestueux panoramiques, et les belles nuances de couleurs (notamment les vert-de-gris de la toundra) ne valent pas à soi seul, et ne suffisent pas à déployer le souffle poétique que le réalisateur russe s’emploie pourtant à magnifier partout, dans tel détail, tel voilage, telle posture ou attitude, tel raccord, confrontés, ponctuellement, à des formes de trivialité, de crudité ou de violence. Le résultat en est celui ici d’une poésie de surface, et d’une dichotomie éculée, que la naïveté (tout à fait louable cependant en soi) à l’œuvre dans le film semble rendre décidément inopérante. À cela s’ajoute une sorte de confusion entre poésie et non-motivation ou motivation obscure des plans : ainsi, le collage already-made de la jeune fille.
Et c’est en fait précisément là même, à ce point d’achoppement, que le film échappe en partie à son protocole, celui d’être un « film muet » – entendons-nous, sans paroles ni dialogues, mais avec bruits, sons et musiques. Cette véritable gageure appellerait bien d’une part une compensation visuelle, gestuelle et poétique – comme chez Paradjanov –, échouant ici également en partie par un jeu d’acteurs volontairement typé et emprunté qui n’est pas le fait des premières prestations auxquelles nous assistons (c’est le cas sauf pour le rôle du père, Karim Pakachakov, présent dans La Citadelle de Mikhalkov), d’autre part, une compensation auditive.
On reconnaîtra à Alexander Kott de bonnes idées de scénario (faire un apologue universel) et de réalisation (le sens du cadre, des raccords, d’une expressivité minimale) mais une forme de réflexivité appuyée vient endommager le dispositif (ainsi, avec la photographie prise par le jeune garçon qu’il montrera lors d’une « projection » à la jeune fille, fixant sa délicate grâce et candeur, et inaugurant un jeu amoureux entre les deux êtres).
Kott fait également preuve d’une volonté de parti-pris politique et social, peinant néanmoins à émerger et restant peu audible malgré tout (elle est littéralement lisible comme nous l’avons dit) : dénoncer les essais atomiques réalisés par Beria, bras droit de Staline et chef du NKVD, police politique de l’URSS, ayant fait une véritable tabula rasa au mépris des populations isolées au sein d’une terre supposée inhabitée.
Au bout du compte, c’est un véritable manque d’effet de souffle, avec une conclusion qui vire au mélo : l’amour, plus fort que la bombe… Cela ne nous rappellerait-il pas quelque chose ?