Tombé en rade dans un village du Sahel (le pays n’est pas spécifié), Alex, l’antihéros du Temps de la kermesse est terminé, met à contribution comme il peut les autochtones pour faire redémarrer sa voiture. Muni de son argent et de ses certitudes d’Européen au racisme cynique — sans l’ « excuse » de la bêtise, il compte bien s’offrir tout ce qu’il peut sur place : main d’œuvre, manger, boire, collaboration des militaires locaux, sexe forcé. Mais sa situation ne s’améliore pas pour autant, et à force de tourner en rond et de traîner son aigreur et son cynisme dans ce coin désertique devenant pour lui un marécage moral, il devient peu à peu sensible au revers de la médaille, qui n’est rien d’autre que le reflet de son avers à lui. C’est que l’exploitation et le mépris de l’autre fonctionnent dans les deux sens, les locaux n’ayant aucun scrupule à tirer le maximum possible des ressources du Blanc de passage, affirmant par là leur souveraineté à la face du néo-colon.
Du coup, Alex risque de tourner en rond longtemps, et ce ne sera agréable pour personne. Car ce que dépeint la caméra de Frédéric Chignac accrochée aux basques de ce triste personnage n’est rien d’autre qu’un cycle infernal de vexations mutuelles établies comme un échange de « bons » procédés, instaurant dans la sécheresse des lieux une atmosphère des plus étouffantes et empoisonnées. Deux camps s’opposent sourdement et comme si c’était dans l’ordre naturel des choses — sans que la mise en scène ne prenne part à cette démarcation, tâchant de tout capter d’un regard égal, offrant au passage une des peintures les moins manichéennes du racisme trop ordinaire qu’on ait vues depuis longtemps. L’étranger soutire les ressources des locaux parce qu’après tout, selon lui, il en a toujours été ainsi ; les locaux soutirent les ressources de l’étranger parce qu’à leurs yeux, les vieilles exactions coloniales pas encore soldées leur en donnent le droit. Chaque camp attend quelque chose de l’autre et ferme dès lors les yeux sur l’intolérable dont il est acteur et/ou victime, campé dans ses certitudes issues de l’habitude ou de la tradition. Même la fille violée par Alex ne se défend pas, et on devine un peu plus tard que c’est parce qu’elle croit que son agresseur la désire assez pour vouloir l’emmener en France… Le regard du réalisateur, suivant son antihéros à hauteur d’homme dans ce labyrinthe à ciel ouvert cerné par le silence et la chaleur, embrasse tout ce sinistre tableau comme une guerre d’usure non déclarée, une sale guerre larvée qui n’en finit pas. Seules quelques perturbations menaçantes dans le calme trompeur du désert — ménagées par chaque raccord un peu long et silencieux entre le regard d’Alex et ce qu’il observe, entre son petit monde et la réalité auquel il s’ouvre — secouent un peu la pénible mécanique, autorisant peu à peu et sourdement, au moins d’un côté, la remise en question de ce « donnant-donnant » empoisonné, à défaut d’une possibilité de réparation et de rédemption bien illusoire. La musique, audible seulement à la fin du film et laissant alors enfin percer l’émotion, n’apporte qu’un piètre soulagement.
À charge
Évidemment, ce huis clos à ciel ouvert dans les limites strictes du village, où tout le monde marine dans son jus de mépris, de rancœur et d’envie mêlés, tient un peu du dispositif, de la concentration forcée d’une représentation du néocolonialisme et des réponses nationalistes qu’on lui oppose, par extension du « rapport Nord-Sud » fait d’un fond de racisme et de culpabilité. Un dispositif dont l’épaisseur se perçoit par endroits, dans ses moments un peu explicatifs qu’il a du mal à éviter, mais surtout dans la composition du « petit Blanc » Alex qui en tient une bonne couche, notamment dans ses dialogues où on a lâché la bride sur le cynisme nauséabond du personnage. Mais ces dialogues qu’on pourrait croire relevant de l’éternel poids mort du cinéma français — l’amour abusif de la brillance du verbe — s’en détachent néanmoins en ce qu’ils ne participent en rien à une autosatisfaction d’auteur : l’effet d’accumulation des mots ne va jusqu’à prendre le pas sur le portrait que ceux-ci dessinent, ils en creusent un peu plus l’énormité et le caractère révoltant. Et puis, Stéphane Guillon, amuseur télé et radio qu’on craignait un peu de voir débarquer ainsi au cinéma, surprend dans ce rôle, portant assez bien la misère morale de son personnage, sans se ménager ni tomber dans une complaisance à la Jean Yanne. Cette qualité d’interprétation mérite d’être soulignée, tant il est vrai que la représentation du racisme passe avant tout par la capacité de l’acteur à endosser cette charge, notamment en assumant la part de cet état d’esprit qui gît quelque part en lui. C’est ce qui touchait même dans l’interprétation d’un Louis de Funès dans de beaucoup moins sérieuses Aventures de Rabbi Jacob (ce dernier avait par ailleurs admis qu’il avait dû mettre un peu de son propre racisme dans le rôle), c’est a contrario ce qui avait manqué à Valérie Lemercier dans le honteux Agathe Cléry.
D’une manière générale, le film jongle avec le piège de l’outrance, de certains lieux communs de choix de réalisateur qu’on pourrait croire purement commerciaux (telle l’apparition de l’immanquable Philippe Nahon, néanmoins plus pertinente qu’on ne s’y serait attendu). Mais cette relative lourdeur n’entrave en rien, manifeste plutôt, avec seulement moins de gants que d’autres, une volonté franche et ferme de pointer l’horreur larvée d’une situation hélas pas si éloignée, sur le fond, de la réalité. Il est finalement assez remarquable que, de son expérience de journaliste télé, Frédéric Chignac n’ait gardé, pour ce premier long métrage, que la lucidité certaine d’un regard sur le réel qu’il a su débarrasser des tics de prédigestion menaçant toute représentation destinée aux grandes audiences.