Avant de commencer son texte, le critique se demande s’il ne met pas grossièrement les pieds dans le plat et si le réalisateur n’est pas en train de le mener par le bout du nez en ayant prévu d’avance tous ses arguments. Y a‑t-il une subtilité que nous n’aurions pas pigée ou ce film est-il tout simplement dans la lignée de Jeunet et des Choristes, c’est-à-dire une veine passéiste ? Déjà, rien que le titre fout les jetons : Le Temps des porte-plumes. Ça fait froid dans le dos. Ça sent cette bonne vieille France arriérée des années cinquante, le temps d’avant la Nouvelle Vague et d’avant soixante-huit, un temps qui pue le 13 heures Jean-Pierre Pernaut à plein nez.
Faut-il se lancer dans un développement ou laisser tomber, passer à autre chose ? Et d’ailleurs, que pourrions nous dire de nouveau, tant ce cinéma s’inscrit dans une tradition qui, depuis cinquante ans, a déjà été assez conspuée par les Cahiers du cinéma et la Nouvelle Vague, sans parler de Daney qui jusqu’à la fin n’en démordit pas, attaquant un Claude Berri dont Uranus et Germinal n’étaient pour lui qu’une réminiscence de ce que l’on a appelé « la qualité française ». C’était le terme ou le nom de l’ennemi. Et, avec ce film, nous sommes en plein dedans, et ce à tel point que l’on pourrait reprendre à l’identique les termes de Daney et les accoler. « La qualité française » face à la « Nouvelle Vague », les gosses des Choristes face aux gosses de L’Esquive, tout n’est qu’un éternel recommencement et il apparaît clairement qu’il ne s’agit pas de deux courants cinématographiques qui s’affrontent sur des problèmes esthétiques et thématiques, mais bien de deux France qui ne se supportent pas. Daney disait à propos de « la qualité française » que c’est « un portrait de la France que je n’accepte pas ».
Déjà présent chez Jeunet, Le Temps des porte-plumes, c’est le règne du toc, de l’emballage, du vernis, d’un bric-à-brac d’objets d’époque déployé dans une proportion hallucinante, écœurante. Tout est typé d’une façon à peine croyable. La gueule du gosse, des paysans, les beaux chevaux blancs, la pendule, les vieilles voitures, la porte de la grange qui grince : tout cela renifle un temps qui n’a jamais existé, qui n’est qu’un fantasme d’une France nostalgique d’on ne sait quoi. Sous couvert d’un film fait sur son enfance, le réalisateur ouvre grand le faux grenier et se lance dans une idéalisation de carte postale, un portrait de la bonne France du terroir plus que douteux, et il n’y a qu’un pas pour que l’on accuse celui qui n’a pas aimé d’être incapable d’apprécier les petites choses de la vie campagnarde. Seulement la madeleine de Proust n’est pas moelleuse, elle est bourrée de colorant.
Là se situe le dilemme ! Que cherche à faire le réalisateur ? Une chronique réaliste mièvre ou une idéalisation issue de ses fantasmes ? Les artistes qui ont œuvré consciemment ou inconsciemment dans la deuxième catégorie n’ont, dans l’histoire de l’Art, pu passer à la postérité que parce que ce désir de vivre dans un univers autre a pu les faire sombrer dans un état proche de la démence. En fréquentant ces auteurs, nous sommes pris d’un vertige qui dépasse nos convictions profondes et nous laisse bouche bée, véritablement happés par un monde tout droit sorti d’un cerveau malade de la vie. Le Temps des porte-plumes n’est rien de tout cela, seulement un bric-à-brac de brocanteurs tout juste bon à séduire quelques vieux. C’est parce que nous comprenons ce que le réalisateur cherche à éveiller en nous que nous trouvons le film insupportable. Après tout, Fellini était un adepte du bric-à-brac, du toc, du faux. Mais lui était un génie, un décadent dont la débauche d’objets précieux, de lumières et de bijoux, pouvait s’avérer effrayante en cela qu’elle renvoyait à un temps païen tout en étant une critique de l’époque dans laquelle il vivait.
Le projet du réalisateur était pourtant à la base plus qu’honorable : raconter son enfance et ses épreuves pour mieux comprendre qui il est et ainsi exorciser certaines choses. Mais le personnage principal est tellement submergé ou écrasé par tous les décors et accessoires qu’il n’existe plus, que l’histoire devient bête et creuse, que tout est bidon et factice. Le réalisateur a passé trop de temps à réunir des bibelots inutiles, négligeant ainsi de donner une véritable envergure à son personnage. À l’inverse d’un Eustache qui avait réussi un pari identique avec Mes petites amoureuses, film inspiré de son enfance, sans aucune fioriture, portant un regard cru et juste, ne cherchant pas à enrober son passé et à mettre en avant une quantité d’accessoires pour dater l’époque. Le jeune acteur d’Eustache n’était pas noyé dans le décor. Si Eustache était sur certains aspects passéiste, attaché à une vieille France, symbolisée par la chanson de Fréhel que Léaud écoute dans La Maman et la putain, son regard était pourtant d’une cruauté sans pareille. Il n’épargnait rien à cette France et elle le lui a bien rendu, car ce film a été un échec commercial retentissant.
Et puis, si vous l’aimez tellement cette France, pourquoi ne la regardez-vous pas en face ? Pourquoi la filmez-vous de cette façon, avec cette lumière irréelle, ces filtres, ces images belles comme des cartes postales ? Le jaune des blés est trop jaune. Le bleu du ciel est trop bleu. Alors que la campagne est belle comme elle est. Quand on se promène en France, dans la campagne, les petits villages, on ne pense pas à Jeunet, aux Choristes, au Temps des porte-plumes ou à Jean-Pierre Pernaut, mais bien à Eustache, Renoir, Pialat et Chabrol, ainsi qu’aux impressionnistes. Ces paysages sont beaux comme ils sont : contentez-vous de les regarder ! Revoyez Partie de campagne, Mes petites amoureuses, ou La Maison des bois de Pialat. Bien que son récit se situe pendant la Première guerre mondiale, Pialat se contente de filmer ce qui est, d’observer les gosses dans la nature, jouant entre eux, évitant les anachronismes, mais rejetant de façon catégorique une invasion omniprésente de bibelots dont la mise en avant ne serait qu’un aveu d’impuissance à créer un climat d’innocence dont la beauté éveille chez le spectateur le désir de redevenir un enfant épanoui grâce aux joies simples du grand air et de la campagne. Pialat réussit à capter le vent, nous aère les poumons, alors que Le Temps des porte-plumes nous écœure, sent le renfermé, le vernis et l’encaustique d’une maison qui refuse de s’ouvrir au grand air.