Nous avions déjà fait connaissance avec le couple comique des Thomas (Thomas Scimeca, Thomas Blanchard) dans deux œuvres précédentes de Sébastien Betbeder : à l’époque, ils préparaient leur voyage au Groenland. Dans Inupiluk, court métrage qui obtint le Prix Jean Vigo du court métrage en 2014 et le prix du public à Clermont-Ferrand, les deux compères recevaient des correspondants de cette terre lointaine, Ole et Adam, dans le tumulte de leur vie parisienne. Auréolée du succès de ce premier court-métrage et forte de l’expérience d’un proche du producteur vivant au Groenland, l’équipe du film décida de rendre la pareille aux invités inuits en allant tourner dans le minuscule village de Kullorsuaq. Cela donne tout d’abord Le Film que nous tournerons au Groenland, court métrage prospectif dans lequel l’équipe se creuse la tête sur les enjeux narratifs du film à venir.
Aujourd’hui, sort cet opus à la croisée des chemins entre la fiction et le documentaire, Le Voyage au Groenland, qui met en scène les deux acteurs parisiens d’Inupiluk, Thomas et Thomas, rendant visite au père de l’un des deux jeunes hommes, émigré au Groenland depuis maintenant très longtemps. Le résultat est une comédie apparemment sans heurts dont la première vertu est de ne pas reposer sur la facile inadaptation de ces hurluberlus à cette terre étrangère. Au contraire, leur duo fonctionne à l’unisson et l’immersion dans cette société autochtone semble facile : le rire naît paradoxalement du calme, ce qui n’est pas chose aisée.
Par ailleurs, la vanité du désir de fuite qui caractérise à la fois l’ambition du réalisateur et de ses personnages, est subtilement soulignée par cet ailleurs qui ne parvient pas, malgré son étrangeté à être totalement dépaysant. On pouvait craindre un exotisme de carte postale mais Thomas et Thomas n’oublient pas d’emporter dans leurs bagages la discrète mélancolie parisienne qui caractérise le cinéma de Sébastien Betbeder.
Thérapie de couple
Le Groenland est un pays sans nuit. Les personnages ne parviennent pas à y dormir car là-bas, personne ne met de volets à ses fenêtres. Cette lumière omniprésente est une métaphore du désir qui caractérise le film : celui d’une cure qui confronterait des intermittents du spectacle déprimés par Ménilmontant à l’antithèse la plus totale de leur morose existence, une banquise baignée de clarté. Or, le remède fonctionne sur le spectateur comme il fonctionne sur les personnages. La vie parisienne est tenue à distance sinon dans des flashbacks très courts et la comédie naît du calme du ciel bleu par-dessus les toits, non du conflit. Contrairement à l’ambition du réalisateur de frotter ses personnages à la réalité, il y a quelque chose d’étrangement irréel dans ces scènes qui courent après le bonheur comme les personnages courent sur la glace pour se désennuyer. Cette irréalité, à mi-chemin entre la ligne claire de la bande dessinée et les pérégrinations lunaires de Monsieur Hulot, se retrouve aussi dans l’entente qui caractérise le couple central. Si la mise en scène met bien en valeur leurs différences par un jeu de couleurs d’anorak bien tranchées, la blancheur de la scène de la chasse à la baleine illustre bien mieux leur concorde grandissante. Entre eux, malgré les épreuves du déracinement, les heurts sont rares ou toujours avortés. De même, la stratégie scénaristique n’est pas vraiment celle d’un « fish out of the water » tant les héros s’adaptent au mode de vie qui leur est proposé et tant ils s’entendent immédiatement avec les autochtones suscitant la bienveillance de tous. Il ressort de cette utopie une étrange impression de gentillesse au sens noble du terme, une injonction sympathique et philosophique à vivre en adhésion avec le monde qu’illustre bien la scène hilarante où tout le village se mobilise pour aider nos deux compères à remplir leur déclaration ASSEDIC en ligne.
Qu’as-tu fait, toi que voilà, de ta jeunesse ?
Pourtant, comme le montre le poème de Verlaine que récitent les deux acteurs à un dîner, la contemplation du bleu du ciel n’empêche pas la rumeur de la ville d’exister sous la neige. Le Groenland distille lui-même sa propre tristesse : le travail documentaire de Betbeder permet, à cet égard, de mettre en valeur de véritables problèmes sociologiques liés à ce no man’s land. Le ciment qui unit les âmes ensemble dans Le Voyage au Groenland est peut-être la solitude car elle semble frapper de nombreux personnages de cette constellation fascinante : le vieil homme qui les retient chez eux alors qu’ils ne comprennent pas sa langue, la jeune fille mystérieuse dont le frère s’est suicidé comme de nombreux adolescents de la région, et enfin ce père méconnu exilé dont les secrets du cœur sont délibérément enfouis. On retrouve dans ce stoïcisme chagrin la belle particularité du style de Betbeder dont les dialogues sont rarement des épanchements lyriques mais plus souvent, des tentatives de confession qui ne parviennent pas à aboutir. Comme dans les faces caméra de Deux automnes, trois hivers, la révélation n’est qu’esquissée. Cette grande pudeur caractérise la relation du héros à son père dans la mesure où le film ne contient aucun règlement de compte fracassant, aucun échange à cœur ouvert sur les méfaits du passé : mieux vaut l’observation émerveillée de la banalité que de violer le droit à la mélancolie. Les personnages de Betbeder l’ont compris : conscients de leurs faiblesses, il savent avant tout les garder pour eux.