Aucun risque de confondre Ida Lupino avec une créature des Studios. Actrice, elle imposa une présence tranquille mais certaine à Hollywood, principalement dans des rôles de femme fatale auxquels son physique assez peu conforme aux canons en vigueur ne la prédisposait pas tout à fait, au point de reprendre même quelques rôles destinés à l’origine à Bette Davis. Mais elle voulait plus. Avec la collaboration de son mari d’alors, Collier Young, elle se lança dans la production, l’écriture et bientôt la réalisation de films à budget modeste, dans l’ombre des studios, mais à l’esprit bien indépendant. Parmi eux, Le Voyage de la peur (The Hitch-Hiker, 1953), sa cinquième réalisation, fait encore figure d’anomalie : faisant suite à quatre longs métrages à thématique féministe, il s’avance comme un film noir pur et dur (« le premier film noir réalisé par une femme », prétend-on), qui plus est avec une distribution exclusivement masculine. Paradoxe de surface, vu avec quel regard, jamais inquisiteur mais toujours subtilement critique, Lupino met en évidence une virilité problématique. Car contrairement à ce que suggère insidieusement son titre original, ce film préfigure moins la lointaine émanation culte Hitcher (Robert Harmon, 1986) que les considérations sur la masculinité par Kathryn Bigelow (en bien moins fasciné et moins roublard, cependant). Jouant autant sur ce dernier aspect que sur un des nerfs de la mythologie américaine — la route, il est surtout exemplaire de la série B qui, par-delà la modestie de ses moyens et de son approche, exprime avec d’autant plus de franchise, d’intelligence et de portée un certain regard sur l’humain.
Cela commence par un secret honteux entre hommes. Deux copains roulent en vadrouille vers le Mexique, célibataires à l’insu de leurs épouses respectives ; tentés par les filles de joie, ils y renoncent au dernier moment pour reprendre leur plan initial de partie de pêche, laissant deviner une sexualité refoulée, voire ambiguë. Dès ces prémices, on perçoit aussi par signes discrets que les deux buddies ne sont pas issus du même moule ni des mêmes évidences, avançant moins du même pas que s’entraînant mutuellement, moins satisfaits de leur escapade que mus un peu machinalement par l’instinct de se mettre ensemble : on croit bel et bien voir un vieux couple. Il ne faut à The Hitch-Hiker qu’une poignée de minutes (il en dure soixante-dix), de mots, d’attitudes et de plans d’une tranquillité insidieuse pour poser ce trouble primordial. C’est peu après, cependant, que nos clandestins commettent leur vrai faux pas : prendre un autostoppeur, Myers, qui se révèle un tueur en série, recherché dans plusieurs États pour les meurtres de conducteurs aussi confiants qu’eux. Sous la menace de son revolver, il les contraint à le conduire à travers le Mexique. Les efforts des forces de police pour resserrer leur filet n’apparaissent ici que comme de pures conventions de scénario, le film collant implacablement aux basques des trois fugitifs.
Les impuissants
Déjà compact par sa durée, The Hitch-Hiker s’étoffe en fractionnant la cavale en une multitude de courtes scènes figurant les maillons d’une même chaîne d’asservissement. Chacun de ces instants est en effet consacré à un acte d’autorité de Myers sur ses otages. Il dirige leur moindre geste et leur moindre mot, les humilie, les implique dans de petits jeux sadiques (les opposant à l’occasion l’un à l’autre), les met au défi de se rebeller pour mieux écraser leur volonté et leur signifier que leur destin n’est plus entre leurs mains. Leur survie même ne dépend que du retard des enquêteurs sur Myers, et encore, l’espoir que celui-ci les épargne reste-t-il moins que ténu. La cruauté de Myers vise sans ambiguïté sous la ceinture : mettant les deux compères face à leur duplicité de maris en fuite, il prend aussi plaisir à titiller l’ambiguïté de leur relation mutuelle, les mettant régulièrement en porte-à-faux entre les instincts de survie individuels et le lien qui les soude et qui a toutes les chances de les envoyer à l’abattoir, entre le désespoir implorant et la rancœur montante. Une telle atmosphère fait que dans cette cavale dont le séquençage serré rend parfaitement la longueur, le suspense de l’issue de la détention pèse finalement moins lourd que l’oppression mentale à l’œuvre et le refoulé au travail, lesquels laissent attendre une explosion dévastatrice.
Si Ida Lupino a bien un regard moraliste sur ses personnages mâles, il ne s’agit pas de celui qu’exerce son tueur sadique sur ses cobayes vaguement coupables (convention facile dans laquelle un Joel Schumacher, par exemple, s’est depuis vautré à l’envi). Tandis que la tyrannie de Myers dénude les virilités contrariées des otages, Lupino, elle, observe celles du trio complet avec une égale attention aux failles camouflées par les roulements de mécaniques. À le regarder hors de la tension du moment, son criminel ne paie pas vraiment de mine, avec son œil mort et sa main invalide, détails physiques certes intimidants mais qui n’en sont pas moins des handicaps, expliquant encore mieux qu’il mette systématiquement ses otages à contribution). Et il devient vite évident que la seule chose qui justifie la peur qu’il inspire et son emprise sur deux hommes a priori en pleine possession de leurs moyens est son revolver. Rarement le lieu commun psychanalytique de l’arme à feu comme symbole phallique aura fait l’objet d’un traitement aussi soutenu : dès l’apparition en gros plan de l’engin surgissant des ténèbres (le visage même de son détenteur ne l’imitant qu’après), l’allégorie est là et ne nous quittera plus, révélant la faillibilité bien humaine des personnages des deux côtés de l’arme. La libération finale des otages commencera par la prise de conscience de cette image, du caractère illusoire de la peur qui les maintient en servitude, et du fait que sans son arme, Myers ne vaut plus guère mieux qu’eux, parfaitement impuissant. C’est d’ailleurs à cet état d’impuissance que le film confronte les trois hommes dans une fin qui, sous ses airs de happy-end, n’épargne personne. Alors que la police les a enfin rattrapés, Myers et un des otages luttent au corps-à-corps et, perdant son arme, le tueur se change instantanément en bête traquée qui n’est plus capable que de fuir avant de se faire cueillir sans effort. Tandis que les policiers le maîtrisent, l’autre otage, celui-ci qui s’était mis à couvert pendant l’échauffourée, choisit ce moment pour soulager sa frustration d’homme blessé et vient rouer de coups son ancien bourreau incapable de se défendre, tandis que la caméra retranscrit sans complaisance le caractère pathétique de cette lâche vengeance. On est loin du rachat du pater familias sagement orchestré par William Wyler deux ans plus tard dans La Maison des otages : ici, le « The End » s’affiche sur les silhouettes de deux hommes libres, mais définitivement départis de leur superbe virile.