En 1990, le film documentaire de Jennie Livingston Paris Is Burning faisait la lumière sur la culture des balls new-yorkais, ces grandes compétitions organisées au sein du milieu homosexuel noir et latino. Différentes disciplines y étaient représentées, chacune sollicitant des talents spécifiques : celui de modeler son visage ou son corps, d’inventer des tenues improbables ou au contraire de savoir passer inaperçu dans un monde hétérosexuel, et enfin celui de « voguer ». Jennie Livingston décrivait l’importance vitale de ces soirées aux yeux de ceux qui y prenaient part, la perfection dont chacun cherchait à faire preuve et le contraste entre des vies d’une grande âpreté et des moments d’euphorie. Inspiré par cette œuvre marquante, Sheldon Larry s’est intéressé au pendant « côte ouest » de ces balls pour en tirer une œuvre d’une toute autre nature.
Alors que le film de Jennie Livingston reposait sur le potentiel de fascination de personnages puisant dans leur vulnérabilité des trésors inouïs, Leave It on the Floor relève lui d’une démarche de banalisation. Plutôt que de prendre pour personnage principal un transsexuel, un travesti ou une grande folle, il choisit ce qui ressemble à première vue à un « hétéro de base ». Mais dès la première scène, la mère du jeune Brad le surprend en pleine visite d’un site porno gay et le flanque à la rue. Cherchant refuge dans un club la nuit tombée, Brad se retrouve au milieu d’un ball. Il fait alors la connaissance de Princesse Eminence – un garçon, donc – qui l’introduira dans un monde jusque-là inconnu.
Par son choix du genre de la comédie musicale, Sheldon Larry efface l’écart que l’on ressentait dans Paris Is Burning entre la marginalité et la misère dans laquelle vivaient les personnages à l’échelle de la société et la grande reconnaissance dont certains pouvaient jouir dans le milieu des balls. Sa mise en scène, visiblement très pauvre en moyens, tend à aplanir les situations. Nous ne ressentons jamais ni la dureté de la vie de ces jeunes gens, pourtant évoquée, ni l’aura qu’ils acquièrent sur le podium. Sheldon Larry met davantage l’accent sur un autre fait important abordé dans Paris Is Burning : la mise en place de familles de substitution. Très significativement, chaque équipe participant à ces concours est qualifiée de « maison » et chacun de ses membres se doit d’adopter comme patronyme le nom de celle-ci. Ici, Princesse Eminence vit donc avec les autres membres de sa « maison » dans un petit pavillon de banlieue, sous le règne de la « mère », Queef Latina. L’inclusion de ce corps-ci dans l’image est en elle-même un acte militant : à la fois homme et femme, Queef n’a pourtant rien d’une androgyne de magazine de mode. Quand Sheldon Larry choisit de réels membres de la communauté des balls comme acteurs, c’est dans le sens du réalisme plutôt que dans celui du fantasme. Le traitement du personnage est similaire : Queef n’a pas le flamboyant des héroïnes de Paris Is Burning. Elle est une mère de famille lambda, une femme trompée ordinaire. D’une façon générale, le film ne met pas tant l’accent sur la spécificité de ses personnages – l’orientation de leur vie entière vers ces balls – que sur des histoires de cœur qui pourraient être celles de n’importe qui.
Cette banalisation passe également par une esthétique musicale très normalisée. Loin de toute extravagance, les airs que les personnages entonnent, les instrumentations qui les accompagnent, ont tout de la soupe radiophonique standard – entre R’n’B et variété larmoyante, version amateur. Ici également, le manque de moyens se fait sentir, le résultat étant, il faut le dire, assez pénible. De nouveau, le film touche à la norme et la dynamite de l’intérieur puisque l’esthétique employée se trouve pervertie par les paroles des chansons, dont les thèmes et le vocabulaire sont en franc décalage avec ce que l’on pourrait entendre dans la série Glee. D’une certaine façon, Leave It on the Floor est finalement un objet plus subversif que ne l’était son aïeul documentaire, ou du moins a‑t-il le potentiel de l’être aux yeux de ceux pour qui ses personnages ne seraient pas tout à fait sains d’esprit. Désamorçant tout exotisme, Sheldon Larry produit quelque chose de très étonnant : une façon de sous-exploiter son sujet qui semble nous dire qu’il n’y a rien à voir de plus ici qu’ailleurs. C’est là sans doute la meilleure stratégie possible pour tenter d’inspirer à ses spectateurs une vision plus large de la normalité.