La réunion de ces deux-là, il faut bien le dire, était attendue avec autant d’espoir que d’anxiété. D’un côté, un cinéaste chinois de naissance, hongkongais puis américain d’adoption, autrefois adulé à juste titre, mais à l’aura quelque peu ternie par trop d’arrangements avec les propositions de divertissement hollywoodien dans lequel il avait résolument fondu son art. De l’autre, un genre ancien, le wuxia pian (dit vulgairement : film de sabre chinois), que les années 2000 ont fait évoluer vers une variante de « film d’époque » sentencieuse et désincarnée, aux élans épiques et esthétiques corsetés par l’académisme. Pour cette confrontation, une issue imprévisible parmi un éventail d’hypothèses plus ou moins optimistes. Pourtant, avec l’illustre Chang Cheh (La Rage du tigre) pour mentor à ses débuts, la familiarité de John Woo avec le wuxia pian où il fit ses premières armes est tout sauf une surprise — de même qu’on y devine les germes de son cinéma où des espaces et des corps maîtrisés en virtuose se mettent au service d’une action énergique et d’un lyrisme exacerbé.
Les 3 Royaumes peut donc être vu comme une forme de retrouvailles entre le cinéaste et le genre, après de longues années de rapports distants où chacun a mûri de son côté. Woo, transposant en quelque sorte ses enjeux de prédilection dans une forme de polar stylisé, très violent et ultra-lyrique (par lequel il exprimait également son attrait pour le cinéma américain), devait accéder à une gloire internationale, voir admirer et piller un peu partout son style si particulier de gunfight chorégraphié, se voir finalement ouvrir les portes de Hollywood. C’est là qu’il tâche, depuis les années 1990, de conjuguer son art et sa manière avec les contraintes de l’entertainment, y compris en s’essayant à de nouveaux genres (le film de guerre avec Windtalkers, l’anticipation avec Paycheck), pour des résultats à ce jour assez inégaux. Quant au film de sabre, l’accroissement du public occidental pour une forme plus ou moins infléchie à son intention, lancée avec Tigre et dragon en 2000, a favorisé la production d’une forme hybride alliant chorégraphies martiales au visuel soigné (sophistiquées jusqu’à l’abstraction dans Hero, plus discrètes dans Les Seigneurs de la guerre) et apparats d’un « film en costumes » exotique peuplé de sèches incarnations d’idéaux et de sentiments téléguidés en guise de personnages. Soit un croisement peu satisfaisant où les moyens logistiques accrus, pas vraiment accompagnés d’inspiration cinématographique réelle, semblaient d’eux-mêmes étouffer toute respiration dans les films ainsi produits. Aussi était-il légitime de se demander quelle impulsion le cinéaste, qu’on pouvait juger moins frais et décisif que dans sa période hongkongaise, allait donner au dernier avatar de ce genre, Les 3 Royaumes — récit d’une bataille semi-historique, dite « de la Falaise Rouge », du début de l’ère chrétienne dans une Chine encore morcelée.
Leçon de wu xiapian
Dès sa mise en place (présentation des prémisses de la guerre civile), le film rassure par sa capacité à secouer la raideur banalisée par les prédécesseurs signés Zhang Yimou ou Peter Chan. Pour la première fois depuis Tigre et dragon d’Ang Lee, on perçoit derrière la caméra plus que des storyboarders, des décorateurs, des costumiers et des chorégraphes martiaux : un véritable cinéaste, mené par l’idée de donner vie, chair et parole à son film au-delà de la manifestation purement graphique. Au-delà de l’énergie cinétique et la virtuosité formelle des scènes d’action où le corps meurtrier est roi (là où il était forcément attendu, où lui et le chorégraphe martial Corey Yuen ne déçoivent pas), Woo déploie dans les moindres recoins du métrage sa constante maîtrise de l’espace et sa façon d’y faire exister ses personnages à la force de l’échelle de plan et de la profondeur de champ. C’est là la différence décisive qui place le réalisateur de The Killer au-dessus du lot parmi ceux qui ont récemment trempé dans le genre : quand d’autres misent sur la prouesse corporelle et visuelle pour assurer le spectacle, réduisant les personnages à la fonction de marionnettes virtuoses mues par des motivations lisibles, simplistes et au fond aussi décoratives que le reste, Woo travaille à placer l’individu et ses sentiments affirmés ou plus secrets en moteur de son film — un lyrisme que ses scènes les plus spectaculaires et flamboyantes ne font que servir et prolonger. Sa conception de l’héroïsme, dont il fait montre depuis toujours, refuse la solennité des grandes phrases et des situations archétypales, ne s’exprimant que par les décisions — stratégiques, personnelles — et les actions de chacun, discrètes ou excessives, directes ou détournées, chevaleresques ou calculatrices, réussies ou avortées. Et le film en tire d’autant plus sa force et sa vigueur que le « chacun » est nombreux. Des trois protagonistes à la foule de seconds rôles marquants, il s’attarde sur une multitude d’individus dont chacun se définit plus subtilement qu’au premier regard, autant par ses faits, gestes et idées visibles que par l’intime et le mystère que le plan attentif et la parole jamais sentencieuse y laissent entrevoir.
Syncrétisme
De tous les réalisateurs récents de « films d’époque » chinois, John Woo s’affirme ainsi comme celui qui s’investit le plus sincèrement et le plus totalement dans l’épique et le spectaculaire : en mettant en scène des personnages véritablement incarnés et filmés au lieu d’être téléguidés et bornés par le scénario et les chorégraphies ; en ne limitant pas les enjeux de son film à une poignée de héros, mais en démultipliant les points de vue et les voies empruntées sur tout le théâtre des opérations. Il y a aussi, bien sûr, l’immanquable déploiement de gros moyens logistiques. Ceux des 3 Royaumes s’avèrent particulièrement intéressants, parce qu’ils révèlent à quel point Woo emporte le morceau non seulement par son attachement à la matière de son cinéma (maîtrise virtuose de l’espace et des corps, mise en avant du versant sentimental du récit), mais aussi par les acquis de son expérience hollywoodienne, et de son désir permanent de syncrétisme avec le modèle américain aimé. En témoigne le spectacle total qu’il offre de la bataille de la Falaise Rouge, où, s’appuyant sur les quelques récits historiques ou fictionnels de l’événement, il ose composer avec des éléments plus familiers au film de guerre occidental qu’au divertissement chinois (s’y mêlent combat naval et attaques à l’explosif généreuses en pyrotechnie). On note aussi cette scène plus intimiste où Tony Leung joue du luth en virtuose, sa musique se rapprochant étonnamment d’un morceau endiablée de guitare espagnole…
Les mots « retour en grâce », qu’emploieront peut-être à la vue de ces 3 Royaumes certains des défenseurs de Woo déçus par une carrière américaine en deçà des attentes, ne seront pas forcément les mieux placés, même s’il s’agit assurément de son meilleur film depuis Volte/Face (1997). Au fond, le cinéaste travaille ici, sous une forme peut-être plus contrôlée et moins paroxystique que dans sa gloire hongkongaise (plus mature ?) mais tout aussi chèrement, des envies et des enjeux qui ne l’ont jamais vraiment quitté. Même s’il semble clairement plus à l’aise sur ce territoire-ci que dans les ornières d’un système hollywoodien qui a souvent menacé de réduire sa brillance à une fonction publicitaire. Gageons en tout cas, au vu de cette réaffirmation de la vitalité de son cinéma, que son balancement entre ses pôles d’inspiration oriental et occidental restera intéressant à suivre.