Dans la famille des cinéastes américains qui ont la cote, Noah Baumbach s’est fait une jolie place au soleil avec Les Berkman se séparent, son quatrième long métrage. Présenté à l’incontournable festival de Sundance, où il a remporté les prix de la mise en scène et du scénario, Les Berkman se séparent a également été montré dans de nombreux festivals (dont ceux de Toronto et New York) et s’est même payé le luxe de figurer dans la plupart des listes des dix meilleurs films de 2005 tricotées par les innombrables guildes de critiques aux États-Unis. Cerise sur le gâteau : trois nominations aux Golden Globes et une aux Oscars, pour le scénario.
Une réputation flatteuse qui a de quoi effrayer ceux qui sont ressortis de films comme Sideways (Alexander Payne, 2004), autre film « Sundance » précédé du même concert de louanges, avec l’impression qu’on s’était quelque peu payé leur tête. Mais l’univers de Noah Baumbach est plutôt à rapprocher de celui de Sofia Coppola, David O. Russell et surtout Wes Anderson, ici co-producteur du film. Baumbach et Anderson ont déjà travaillé ensemble – sur le scénario de La Vie aquatique – et leurs univers se ressemblent comme deux faces de la même pièce, à tel point que mis côte à côte, Les Berkman se séparent et La Famille Tenenbaum peuvent se voir comme deux faux-jumeaux, à la fois étrangement similaires et radicalement différents.
Là où Wes Anderson place ses personnages et son action dans un lieu indéfini (mais identifié comme un New York un brin décalé) et une époque plus ou moins incertaine, Noah Baumbach annonce d’emblée la couleur : nous sommes à Brooklyn, en 1986, et nous allons suivre les déboires des Berkman, une famille largement aussi dysfonctionnelle que les Tenenbaum. Mais ici, le décalage est plus subtil, les personnages moins transposés que chez Wes Anderson. La loufoquerie dopée au Prozac des membres de la famille Tenenbaum ne trouve pas vraiment d’équivalent chez Baumbach : le rire y est tout aussi dépressif mais bien plus grinçant, teinté d’une cruauté glaçante dont le réalisme fait l’effet d’une drôle de gueule de bois.
Sur un principe très simple et largement autobiographique, le scénario brille souvent par ses bons mots qui, placés dans la bouche de personnages éminemment « woody-alleniens » (une référence évidente), confèrent au film un doux parfum désuet qui ravivera des souvenirs nostalgiques à tous ceux qui ont grandi dans les années 80. Dès le début du film, Baumbach nous invite en terrain connu : Bernard et Joan Berkman sont écrivains, vivent dans une jolie maison remplie de bouquins et sont les heureux parents de deux fils, Walt, 16 ans et Frank, 12 ans. Mais si Madame est sur le point de publier son premier roman, Monsieur rame avec ses manuscrits unanimement refusés par les éditeurs et rumine sur une carrière démarrée sur les chapeaux de roue mais éteinte prématurément. Très vite, rien ne va plus, et lorsque le couple prend la décision de se séparer, les dégâts vont toucher tous les membres de la famille.
Au-delà de la reconstitution parfaite de l’époque, qui dépasse le savoir-faire des costumiers, coiffeurs et décorateurs pour s’étendre à la forme (lumière dans les tons blancs et jaunes des polaroïds, montage évoquant parfois les cuts anarchiques des films en super‑8, bande musicale sélectionnée avec intelligence et minutie), Baumbach réussit, à la manière d’une Sofia Coppola avec Virgin Suicides, à inscrire discrètement son film dans un contexte culturel et social très marqué sans jamais tomber dans le travers du clin d’œil lourdingue. Une réussite qui impose l’idée que les personnages sont les produits de leur environnement, là où d’autres se seraient contentés de placer des comédiens dans des décors sans que l’on n’y croie jamais une seconde.
Mais la force de Les Berkman se séparent est ailleurs. Dans cette façon de dépeindre avec à la fois finesse et férocité ces lettrés dont l’immense culture et l’ouverture d’esprit n’empêchent pas l’incapacité à réussir leur vie affective et familiale. Il faut voir l’effet de leur éducation sur leurs deux enfants, parfaitement cultivés, d’une lucidité dévastatrice quant à ce qui les entoure, victimes de parents inconséquents qui négligent leur innocence. C’est en cela que Noah Baumbach sublime ce qui pourrait n’être que l’énième chronique douce-amère d’une enfance blessée. L’humour est noir, ravageur et sans concession, mais une mélancolie diffuse et une tendresse indispensable pour chaque personnage sauvent le film du jeu de massacre revanchard. Difficile de savoir ce qui appartient à l’histoire personnelle de Baumbach dans le scénario (tout juste sait-on que le réalisateur a grandi à Brooklyn et que ses parents ont aussi divorcé) mais il est évident que l’émotion qui affleure tout au long du film vient de loin. Les comédiens ne sont pas étrangers à cette réussite, particulièrement Jeff Daniels, vu autrefois chez Woody Allen (La Rose pourpre du Caire) mais surtout connu pour son rôle de débile profond aux côtés de Jim Carrey dans Dumb & Dumber des Farrelly, et ici totalement métamorphosé : dans le rôle ingrat du père frustré et aigri, il évite toute caricature pour composer un personnage très émouvant, d’une humanité devenue rare dans le cinéma américain contemporain (un créneau repris par les séries télévisées – l’une des meilleures entre toutes, Six Feet Under, a d’ailleurs probablement beaucoup influencé Baumbach). À l’image de cette belle prestation, le film n’en finit pas de toucher par la complexité de ses nuances. Il faudra sans doute le revoir plusieurs fois pour en apprécier toute la richesse.