Avec Dernier maquis (2008), qui avait comme rarement figuré les clivages et rapports de classe au sein de la société française, Rabah Ameur-Zaïmèche s’était affirmé comme l’un des plus grands cinéastes contemporains – n’ayons pas peur des mots. Les Chants de Mandrin, enthousiasmant, infléchit la donne et pointe certaines limites d’un cinéma qui jusqu’alors n’avait fait que monter en puissance.
Dans l’histoire de France, les personnages dont le parcours s’est avec le temps dédoublé en mythe ne font pas légion. Hormis Jeanne d’Arc et Napoléon, exploités jusqu’à la moelle – encore récemment par Philippe Ramos avec sa Jeanne captive –, et Vidocq qui connut sa courte heure de gloire, le cinéma français peine à dénicher dans son patrimoine historique le suc d’une épopée (signe, tout de même, d’une inquiétante impéritie). Mandrin, le célèbre contrebandier du XVIIIe siècle, bête noire des fermiers généraux – ces collecteurs d’impôts qui avaient ruiné sa famille et fait pendre son frère –, agile et véloce meneur d’une armée de voleurs, instigateur rogue d’une flopée de campagnes au nez et à la barbe de l’État, appartient indéniablement à ces figures qui font démarrer la fiction toute seule. À tel point qu’on se demande comment le cinéma n’avait pas plus tôt posé les scellés sur l’aura de ce brillant ennemi public. Que Rabah Ameur-Zaïmèche s’en charge, c’est à la fois une source de réjouissance (ç’aurait pu être Bertand Tavernier ou, pire, Jean-Jacques Annaud), et la garantie qu’on peut atterrir partout sauf dans les lourdeurs muséales d’une reconstitution empoussiérée.
Effectivement, RAZ commence son récit peu après la mort de Mandrin, au moment où ses compagnons se lancent dans une nouvelle campagne, drainant dans leurs rangs de nouvelles têtes, et l’impression de chants en l’honneur du fameux bandit. La légende est là, naissante, encore chaude, comme le cadavre de Mandrin dans l’esprit de ses fidèles. Le cinéaste, plutôt que de l’imposer à l’écran, la prend pour acquis : Mandrin n’est plus que pur esprit et plane sur le film comme un principe, une idée. Ainsi, RAZ ne s’occupe plus de dérouler cinématographiquement la légende de son personnage – ce que ferait tout bon film historique –, mais s’attache plutôt à saisir le mode de vie qu’il a instigué. Et celui-ci se comprend en termes de positionnement dans la société : utopie réalisée d’une existence en marge des structures étatiques, redistribution des richesses sans passer par les guichets officiels (les contrebandiers volent des denrées qu’ils redistribuent aux provinces lors de marchés sauvages). Inscrire sur film cette place étroite revient, dans le projet du cinéaste, non seulement à cerner les contours d’une « situation » politique – dans un territoire, dans une société –, mais aussi à définir son propre ancrage dans le cinéma français, dont RAZ et sa troupe se présentent comme les contrebandiers.
Pour ce faire, RAZ empoigne les armes d’une mise en scène de captation, où la scène semble se construire à mesure qu’elle se tourne, sans jamais cependant négliger l’écriture de l’ensemble. Il se tient souvent au plus près des visages, laissant sa caméra divaguer à l’occasion, permettant aux idiomes contemporains de flirter avec des termes directement issus du XIXe siècle, conservant par ci le fou rire de l’acteur Jacques Nolot – il interprète ici un marquis rejoignant la cause de Mandrin –, par là tel dérapage incontrôlé. Cet alliage de laisser-aller par endroits et de profonde cohérence de l’ensemble n’est pas sans rappeler l’esprit du patron Jean Renoir (dont le cinéma d’Ameur-Zaïmèche assure aujourd’hui la filiation la plus vivante). Toutes ces saillies documentaires ne visent pas seulement à huiler la lourde mécanique du film à costumes – ce serait un projet un peu « court » – mais à confronter à l’aune de notre présent ce que put être la position, tant politique que poétique, des compagnons de Mandrin dans le paysage français. Le film, en faisant endosser l’état de contrebandier à des acteurs qui présentent dans leur jeu, parler et attitude, les signes des classes populaires d’aujourd’hui – disons de la France sous Sarkozy – affirme une continuité historique de la marginalité et rend une légitimité politique aux comportements que les structures étatiques ont trop vite fait de nommer « crapulerie ». On le voit, le projet de RAZ est éminemment social, un social non glauque, invaincu, puisant dans l’imaginaire historique français de nouveaux champs d’action et d’existence pour ces contrebandiers de la Cinquième République, fils d’ouvriers issus d’une immigration quelconque, banlieusards en tous genres, chômeurs militants, trafiquants activistes et rimeurs de grand chemin. Il délivre un message qu’on pourrait formuler ainsi : « Ne laissez aucun gouvernement vous demander des preuves de nationalité car, voyez, l’histoire de France ne s’est jamais écrite sans nous. »
Là où le bât blesse, c’est justement au niveau de l’imaginaire. Il n’y a rien à faire, la contrebande draine avec elle tout un imaginaire aventurier, si essentiel au cinéma qu’on s’interroge sur le peu de cas que fait la France de son bagage historique sur les écrans. Or, à force de manier des notions avant tout sociologiques, à trop s’en tenir au dessin d’une situation, Les Chants de Mandrin finit par baigner dans un impressionnisme qui coupe court à toute tentative d’action. Trop occupé par l’état, RAZ trébuche sur le fait. La contrebande, ce n’est pas qu’un positionnement, ce sont aussi des actes. Ceux-ci sont si peu accompagnés par la mise en scène qu’ils se fondent dans son brouillard stagnant, qui a bien d’autres mérites, certes, mais laissent un goût d’inachevé. Il manque au film une touche épique, une humilité toute classique dans le découpage des actions, pour achever une percutante fiction politique qui nous engagerait dans l’acte de contrebande. Il fallait le goût de la série B et sa discipline économique pour cadrer un corps tel qu’il mérite de l’être, quand il se trouve pris dans les rets de l’action – ces moments sont assez rares et chers pour que, dans toute bonne série B, on leur accorde le champ nécessaire. RAZ semble s’en ficher ; ce qui compte, pour lui, c’est avant tout le visage, la carte, l’inscription dans un paysage, bref, la situation. Dommage. La volonté de légitimation d’un groupe social (les brigands populaires) l’emporte sur les vertus d’un matérialisme plus pragmatique. Godard, dans Pierrot le fou, toute acuité sociologique mise à part, n’avait pas négligé d’amener ses héros sur les berges de Stevenson et de Robinson Crusoé, de les jeter dans des courses de bagnoles et des traques à la Nicholas Ray.