Un ministre de la Défense israélien, une Palestinienne accrochée à sa plantation de citrons, un mur séparant la Cisjordanie, un procès devant la Cour suprême : les ingrédients des Citronniers brassent tous les sentiments contradictoires de l’histoire contemporaine du Proche-Orient. En s’attachant à des personnages types emblématiques de cette région et en dessinant deux portraits de femmes aux convictions chevillées au corps, Eran Riklis peint son pays tel qu’il le voit : un Israël empêtré dans des absurdités historiques et administratives qui empêche cette jeune nation de grandir.
La malédiction s’est abattue sur Salma Zidane (Hiam Abbass). Propriétaire d’un magnifique verger de citronniers hérité de son défunt père, cette Palestinienne d’un petit village de Cisjordanie hérite aussi de dérangeants voisins : le nouveau ministre israélien de la Défense, décidé à faire raser sa riche plantation parce que des terroristes pourraient s’y infiltrer. Mais Salma a décidé de se battre, et se prend pour David contre Goliath en allant devant la Cour suprême d’Israël. La base de cette intrigue, un litige comme il s’en étale tous les jours dans les colonnes des journaux israéliens et palestiniens, fournit à Eran Riklis la trame d’un film très contemporain, dont les personnages ciselés sont, chacun à leur façon, emblématiques des différents destins qui se jouent sur cette terre de douleur, de déchirements, et parfois d’espoir.
Le réalisateur de La Fiancée syrienne (2004) s’est de nouveau associé à la scénariste palestinienne Suha Arraf pour construire un film traversé de politique, de la grande et de la petite histoire, des sentiments ambigus qui habitent à tour de rôle les deux peuples voisins. Un film qui évoque avant tout la difficulté de sortir d’une impasse plus profonde que jamais, depuis la deuxième Intifada, depuis l’élection du Hamas dans la bande de Gaza, et peut-être encore davantage depuis la guerre du Liban de l’été 2006. C’est tout ce contexte historique récent qui sous-tend Les Citronniers, mais qui est dépassé, transcendé, par le fin cisèlement des personnages.
Salma, d’abord, incarnée par une Hiam Abbass rarement vue dans ce type de rôle. A la fois austère, digne et sensuelle, elle campe une veuve solitaire, asséchée par les épreuves (« J’ai eu ma part de chagrin dans la vie », dit elle), mais dont la vie palpite encore à travers le masque du visage. Eran Riklis met en scène cette femme à travers son corps : les hanches pleines, les mains agiles cueillant les citrons, le corps entier agrippé à ses arbres comme il voudrait aussi s’agripper à un nouvel amour qu’elle trouve en Ziad, son avocat. À « l’autre bout de la chaîne », Mira, la femme du ministre israélien de la défense. Mira incarne en effet « l’autre bord », celui des accords de Genève, ou à tout le moins celui qui croit en la réalité d’une paix : « J’aimerais être une meilleure voisine pour elle, une voisine normale », dit-elle à propos de Salma. À chacune des extrémités de la chaîne également, leurs deux enfants : la fille de Mira est une brillante étudiante à Washington, le fils de Salma vit aussi dans la capitale fédérale américaine. Mais fait la plonge dans un petit restaurant, en appelant sa mère à le rejoindre aux États-Unis, où elle serait « la reine du monde ».
Traversant la ligne de cette chaîne, on trouve tous les personnages de l’Israël/ Palestine contemporain. Ceux qui incarnent l’autorité, ceux qui la subissent, mais aussi ceux qui traduisent l’absurdité de la situation : le jeune soldat chargé, seul en haut de son mirador, de surveiller la plantation de citronniers, gamin débarqué là sans comprendre ce qui lui arrive, s’endormant pendant son service sur les test psychométriques qu’il préparent pour l’armée. Un personnage secondaire certes, mais qui non seulement véhicule un humour salutaire, et qui représente l’absurdité du système militaire israélien : un jeune benêt surnommé « Rapido » par antithèse et qui pourtant surplombe et surveille le symbole le plus lourd symbole des récentes années de son pays, le mur séparant les villages palestiniens de Cisjordanie des implantations juives.
Au milieu de cette absurdité, de cette impasse, des tours et détours de la Cour suprême pour rendre des avis tout aussi absurdes, on vit. Salma revit, par la rencontre avec ce jeune avocat qui lui apporte l’espoir pour sa terre, et l’espoir d’un nouvel amour. La scène du baiser entre eux deux, un écrin de lumière entourant leur deux visages, est probablement la plus belle, la plus tristement émouvante, des Citronniers. Scène magnifique, mais déchirante, puisqu’elle parle, elle aussi, de séparation. Comme si l’inéluctable séparation de Salma et de sa terre déteignait sur le reste de sa vie.
Au-delà des « camps » qu’elles incarnent mais aussi des élans dont elles sont porteuses (la possibilité d’aller vers « l’autre »), les deux femmes portent aussi en elle des solitudes irréconciliables : l’une parce qu’elle est veuve, ses enfants loin, et aussi parce qu’elle vit dans un cadre de traditions étouffantes (à travers le personnage d’une autorité morale palestinienne, Eran Riklis évoque aussi au passage le poids d’une religion intransigeante pesant sur les femmes palestiniennes, mariées à vie au souvenir d’un époux pourtant défunt) ; l’autre parce qu’elle pense autrement, face à un mari qui incarne l’État israélien dans sa fonction la plus rude, celle de la défense. La solitude est aussi le lot, finalement, de tous les personnages du film. Une façon de signifier, pour Eran Riklis, que ses personnages, avant d’être des emblèmes, et probablement aussi des victimes, de la terre qu’ils défendent, sont avant tout des hommes tiraillés entre une fonction et une humanité qui ne colle pas toujours avec cette dernière.
Les Citronniers… Il ne pouvait sans doute pas exister de titre plus juste pour un tel film. Un arbre de vie, filmé dans son lumineux reflet et sa couleur explosive, avec ses fruits jaunes gorgés de soleil, ses citrons mûrs comme des seins pleins et pointus : une promesse de plénitude et de bonheur coupée en plein vol. « Le citronnier est un très bel arbre, mais on ne peut pas manger ses fruits », dit la chanson du film. Le plan final, très rude, porte à lui seul tout le sens chargé de cette phrase : le ministre et Salma, chacun d’un côté de mur, seuls, l’un dans son jardin aseptisé, l’autre au milieu de sa plantation meurtrie, rasée. Deux êtres, peut-être deux peuples, irrémédiablement isolés l’un de l’autre.