D’Igor Minaev, réalisateur russe installé en France, on avait découvert l’an dernier le passionnant Loin de Sunset Boulevard. Magie de la distribution, Les Clairières de lune date de 2002 et ne sort donc qu’aujourd’hui. On y retrouve parfois ce qui faisait le charme parodique de son évocation de la « Hollywood rouge », mais le film patauge trop souvent pour convaincre.
Le récit se situe à Saint-Pétersbourg, qu’Igor Minaev définit comme « une ville étrange, il y règne comme un crépuscule prolongé qui met de la folie dans l’air, le fait trembler ». À propos de folie, c’est aussi la ville de deux grands écrivains du patrimoine russe, Gogol et Dostoïevski. Ce dernier ne sera jamais très loin ; l’un de ses textes, L’Idiot, se joue même sur scène dans le final. Comme dans Les Nuits blanches, entre le jeune homme solitaire et la belle Nastenka, il s’agit précisément d’un amour impossible ; mais pour corser l’affaire, ici Nina est la sœur aînée d’Andreï. À l’occasion de la mort de leur mère, ils se trouvent à nouveau en présence, alors qu’ils respectaient une distance depuis dix ans afin de faire taire un désir réciproque, aussi ardent qu’incestueux.
On retrouve ici Igor Minaev et cet étrange alliage de passions russes extrêmes filmées sur le mode du classicisme hollywoodien. Basées sur le clair-obscur, les lumières sont tranchantes et découpent les silhouettes, tout un jeu sur les ombres portées (rideaux, pluies) s’organise dans les scènes d’intérieurs. On pointera enfin ce goût pour les mouvements d’appareil de grande amplitude, bien souvent exécutés à la grue. Avec ce présupposé basé sur la citation et l’artifice, le cinéaste se permet tout, et, il faut en convenir, le ridicule y compris… Loin de Sunset Boulevard excellait dans la mise en abyme parodique des comédies musicales soviétiques de propagande. Ici, le cinéaste se situe toujours dans ce registre analogue, Nina travaille dans un théâtre (le cinéaste est d’ailleurs aussi metteur en scène sur les planches) et l’on ne sait jamais très bien si l’on se situe sur, devant ou derrière une scène. Tout est ici mis à plat, avec une absence volontaire de hiérarchie ; parfois pour de très belles séquences, comme lorsqu’une fausse neige tombe sur Nina et le plateau de la salle de spectacle. Aussi la belle architecture de la ville impériale est convoquée comme décor mais aussi personnage de cet amour tragique, notamment lors d’une promenade nocturne où les protagonistes observent les saynètes qui se jouent dans les intérieurs qui s’offrent au regard. Filmée par Igor Minaev, Saint-Pétersbourg s’apparente à une cité où ne peuvent vivre que des personnages romanesques.
Nina et Andreï se retrouvent donc après dix ans loin des yeux, mais pas loin du cœur. Pendant ce temps, ils ont tenté de s’inventer une normalité amoureuse, non incestueuse, c’est-à-dire le mariage. Ces velléités ont abouti, pour l’un comme pour l’autre, à un résultat pathétique. La dynamique dramatique du film se situe donc dans la tragédie : de l’impossibilité d’aimer quelqu’un d’autre que celui qu’il est impossible d’aimer. On peut dire que, de la tragédie grecque à en passant par Shakespeare, le thème a très légèrement fait florès. Il convient de faire remarquer qu’Igor Minaev ne tire pas vraiment son épingle du jeu. La progression du récit s’avère laborieuse, le jeu distancié des comédiens est loin de faire mouche et le remarquable travail de lumière ne permet pas de masquer le manque de dynamisme de la mise en scène. Alors que le ravissement de Loin de Sunset Boulevard reposait sur un équilibre fragile et presque miraculeux, Les Clairières de lune fait trop souvent office de programme bringuebalant.