Pays-Bas, 1960. Dans l’unique rue d’un lotissement inachevé dont les grandes baies vitrées se prêtent à tous les voyeurismes, hommes, femmes et un enfant se cherchent sans généralement se trouver : second film d’Alex van Warmerdam, Les Habitants est la chronique mordante des désirs contrariés d’une communauté en proie à un contrôle social intense. Sa ressortie, célébrant conjointement le vingtième anniversaire du film et les dix ans d’ED Distribution, est l’occasion rêvée de (re)découvrir le cinéaste hollandais qui, de La Robe à Abel et en attendant Borgman, prévu pour 2013, dessine une œuvre excentrique, aussi légère que riche, aussi grave que drôle.
Il y a un seul commerce dans la rue des Habitants : une boucherie. Voilà qui en dit long sur le regard d’Alex van Warmerdam, où la violence bouillonne sous des airs aseptisés. L’un des personnages les plus attachants et les plus malades du film est ainsi le boucher lui-même, victime d’une libido débordante que sa femme refuse de soulager. Sur le chemin d’une détresse grandissante, le conduisant bientôt aux plus grandes folies, son désir rencontrera celui d’une autre : la femme d’un garde-chasse complexé. La femme du boucher, elle, se repliera dans la foi, poussée au jeûne par une statue de Saint François d’Assise. Elle deviendra l’idole d’une communauté où pratiquer la religion n’est pas optionnel. Le tout sous le regard vigilant du facteur – malicieusement interprété par le cinéaste lui-même – qui connaît les secrets de chacun et se fait un plaisir de semer le trouble à la moindre occasion. Alex van Warmerdam raconte tout cela et bien d’autres choses d’un trait sûr, tranchant, taillant ses plans avec art autant dans l’espace que dans le temps. Pas une once de gras dans ce film où chaque instant est un paroxysme. Le soin apporté au typage des personnages et, avant cela, le choix crucial des comédiens combinés à cette maîtrise formelle permettent au cinéaste d’en dire beaucoup avec très peu de mots.
Une telle maîtrise peut se retourner contre un film, a fortiori lorsque c’est de satire qu’il s’agit. Sauf que l’aspect ostentatoire du style est ici, comme chez Tati, un instrument de la critique. Si les décors ressemblent à des décors et si les frontières de la forêt voisine sont parfaitement rectilignes, c’est que la vie des habitants est une sorte de supercherie. Le style visuel d’Alex van Warmerdam contribue à renforcer un climat oppressant nourri par le fait que chacun soit à chaque instant potentiellement visible aux yeux des autres. La « vraie vie » est pourtant cachée quelque part et tout l’objet du cinéma d’Alex van Warmerdam est de la faire jaillir. C’est bien ce qui rend son cinéma si admirable : son habileté à donner du relief à ses personnages malgré l’outrance qui sévit à tous les niveaux et à produire ainsi non des pantins mais des figures aussi irréelles que vraies. Si l’on rit du boucher et du garde-chasse, on souffre également avec eux. Le rire que suscite Les Habitants est presque jaune parce qu’il touche tellement juste.
Au-delà de la chronique d’une communauté malade, c’est aussi d’un récit initiatique qu’il s’agit : l’histoire de Thomas, un garçon au seuil de l’adolescence obsédé par la figure de Lumumba. Alors que la radio relate les aventures du leader congolais, Thomas se balade dans la rue et dans la forêt déguisé à son image. Sa soif d’ailleurs va trouver du grain à moudre par deux rencontres : celle d’un Noir en cage, introduit dans le village par des missionnaires et celle d’une mystérieuse créature des bois. Il y a de quoi s’émerveiller dans ce récit si farfelu, fourmillant d’idées saugrenues, et qui en même temps ne cesse de nous renvoyer à nous-mêmes. En cela, Alex van Warmerdam est un digne héritier du surréalisme : sa fantaisie a pour fonction de donner une forme agréable à des choses dures, de nous aider à les regarder. Alors que les deux amis de Thomas précipitent le débordement désordonné des pulsions, le film prend une forme toujours plus sèche, intraitable, pour aboutir à une conclusion éminemment mélancolique : l’assassinat de Lumumba et la disparition de ses camarades hors-la-loi marque pour Thomas l’entrée dans un triste monde d’adultes, dont on ne sait s’il parviendra à le transfigurer.