Rare cinéaste issu de la condition ouvrière, Elio Petri a d’abord été scénariste pour Vittorio De Santis, avant d’écrire Les Jours comptés. Jusqu’ici inédit en France, ce deuxième long-métrage de Petri fut écrit avant L’Assassin sorti en 1961 en Italie. À partir de l’épisode de doute radical vécu par un plombier, le film traverse les différentes couches de la société italienne en s’interrogeant sur les façons de chacun d’organiser son temps et de gagner sa vie. Film-discours fortement engagé à gauche, Les Jours comptés ouvre la voie à la filmographie politique que Petri va construire jusqu’à la fin des années 1970.
« Il avait à peu près mon âge » : lorsque Cesare, plombier quinquagénaire, voit mourir un homme de crise cardiaque dans le tramway qui le ramène chez lui, c’est pour lui une épiphanie. Ses jours jusqu’à la mort sont comptés, il lui faut profiter de la vie avant qu’elle ne se termine. Profiter du temps qu’il reste signifie d’emblée pour lui arrêter de travailler. De cette conclusion limpide découle pourtant un problème : comment se procurer suffisamment d’argent pour mener une vie agréable ?
Commence alors le parcours de Cesare à travers la société dans le but de répondre à cette interrogation. « Comment vis-tu ? », demandaient Edgar Morin et Jean Rouch aux Parisiens dans la rue en 1960 lors du tournage de Chronique d’un été. Le projet est ici similaire : interroger la société italienne à travers la façon dont quelques-uns de ses citoyens « se débrouillent avec la vie », s’accommodent des contraintes du travail et organisent leurs loisirs. Là où Chronique d’un été choisissait le documentaire pour plonger dans la société, Petri organise, lui, sa réflexion dans une fiction didactique et engagée dans laquelle les échantillons sociaux à la rencontre desquels part Cesare constituent un portrait collectif de l’Italie.
À cinquante ans passés, Cesare ne veut plus soumettre son corps à la rude épreuve de son métier de plombier. Il questionne un voleur, sermonne la fille de sa logeuse qui se vend à de riches hommes âgés, il envisage un retour à la terre et à la vie paysanne dans laquelle il a grandi. Puis il décide, enfin, de participer à une arnaque à l’assurance. Dans tous les cas, même s’il ne s’agit plus de travail au sens strict, il faut bien, pourtant, payer de son corps pour vivre. Film didactique, comme en fera plus tard en Allemagne Rainer Werner Fassbinder, Les Jours comptés se veut avant tout argumentatif. Sa structure articulée par la juxtaposition d’illustrations de vies non dévolues au travail va bien dans le sens d’une démonstration. Film métaphysique qui s’interroge sur la mort, il ne tend jamais vers le mélodrame, mais plutôt vers la distanciation qui met en balance le destin personnel et les valeurs de la société.
Dans ses entretiens filmés avec Claire Parnet, L’Abécédaire (édité en DVD par les éditions Montparnasse), Gilles Deleuze parle du désir que « la société le lâche ». C’est cette même ambition que l’on trouve chez Cesare, personnage qui décide brutalement de s’auto-marginaliser. Dans son souhait de ne plus faire partie de la société, il devient un personnage théorique, relais du personnage à l’écran. Le récit s’inscrit dans un dispositif de visite guidée souvent prisé par les cinéastes italiens de l’après-guerre. Comme Ingrid Bergman jouant une grande bourgeoise dans Europe 51 (Roberto Rossellini) qui décide, à la mort de son fils, de plonger dans le quotidien des petites gens, le trajet de Cesare est celui d’un personnage qui, par la remise en question radicale des valeurs de la vie, bascule dans la folie. L’histoire de Cesare, son angoisse de la mort, jouent en effet le rôle de prétexte pour effectuer une plongée anarchisante dans la société.
S’il est moins ouvertement engagé que les films suivants de son auteur, Les Jours comptés n’en est pas moins un film politique. Elio Petri déplorait le fait que la censure empêchait le cinéma italien d’après-guerre de parler de politique et le fait que les films d’alors se déroulaient dans un contexte totalement vidé de ces considérations. Ainsi, parler de la répartition entre travail et temps libre, c’est bien agiter la question politique sans en avoir l’air. Cesare ne s’intéresse pas seulement à la façon dont les Italiens gagnent leur vie, mais s’interroge aussi sur les loisirs et aspirations de ses contemporains. Petri promène ainsi sa caméra dans les lieux de distraction, dans les dancings, à la plage ou à l’aéroport. Si l’on peut déplorer quelques symboles un peu appuyés, comme la signalisation urbaine qui indique à Cesare les choix qu’il doit opérer dans son existence (« Stop » lui intime un panneau, « Avanti », l’enjoint un autre), les lieux ont bien sûr leur importance dans ce film. Questionner le sens de son existence à Rome, devant le Colisée ou le forum, confère immédiatement une dimension intemporelle et tragique aux événements. Si le film évite de susciter toute identification au personnage, et donc tout pathos, il est à prendre plutôt comme une tragédie.
La volonté de distanciation du discours, chez Elio Petri, s’accompagne d’une certaine rudesse dans la forme. Notons que le scénario a été co-écrit par le cinéaste et par Tonino Guerra. Or, il semble que l’esthétique d’Antonioni pénètre le film à travers l’influence de son scénariste. Le cadre, en particulier, très travaillé, vaut souvent pour métaphore (un peu appuyée parfois) des sentiments ou relations des personnages. Ainsi, les gros plans de Cesare et de son ancienne maîtresse, filmés bord-cadre au cinéma, ou encore les plans larges qui laissent une large part aux paysages désolés. Une trousse de plombier en fer blanc martelée sur le sol, un singe qui fonce vers la caméra en criant, un coup de canon : des bruits saturés interviennent brutalement dans une bande-son assez dépouillée, comme pour tirer le spectateur du déroulement tranquille de l’histoire. Cet effet de distanciation s’accompagne d’un montage abrupt, qui interrompt les situations juste après leur commencement et saute sans crier gare d’un lieu à un autre. L’utilisation du jump-cut lors d’une séquence d’émeute s’inscrit également dans une forme qui s’énonce sans cesse pour mieux rappeler son ambition de confronter des éléments de réflexion sur son sujet. Résolument moderne, Les Jours comptés parvient à détourner la censure du cinéma italien et prend en charge un aspect de la société peu représenté à cette époque-là. Car si le travail est continuellement ausculté de nos jours, si bien sûr, il l’avait également été auparavant, remettre en cause son fonctionnement et son pouvoir d’aliénation avec un tel anarchisme au début des années 1960, quelques années après les efforts reconstruction d’après-guerre, était plus que subversif.