Avec son titre alambiqué aux effluves asiatiques, le premier long métrage de Julien Carbon et Laurent Courtiaud revisite l’iconographie du giallo transalpin en la mâtinant d’une exquise élégance chinoise, tout en extase mutique et fétichisme sophistiqué.
Carrie (Carrie Ng), magnifique executive woman chinoise, est fascinée par le mythe du bourreau de jade. Exécuteur du premier empereur chinois, il torturait à l’aide de griffes de jade ses victimes, leur inoculant un poison pour décupler leurs douleurs physiques jusqu’à expiration. Sadique perverse, Carrie rêve de mettre la main sur cet élixir pour parfaire sa maîtrise du mal, déjà impressionnante. Quand Catherine (Frédérique Bel), une jeune Française recherchée par la police, tente de revendre à tout prix sur le marché hongkongais une antiquité dont elle ignore l’origine, Carrie se porte acquéreuse de l’objet, renfermant selon elle la potion tant convoitée.
Construit comme un long trip sadomasochiste, Les Nuits rouges impressionne par sa maîtrise formelle à créer des supplices d’une esthétique renversante de beauté. Dès la scène inaugurale, la mise en scène du duo français frappe un grand coup. Une jeune asiatique au corps androgyne et à la recherche d’expériences extrêmes, se laisse tenter par une séance orchestrée par Carrie. Nue sur un bloc de marbre, son corps est entièrement recouvert d’un film de latex noir, ne laissant qu’un minuscule orifice buccal évitant son asphyxie. Suffocante, la victime consentante est caressée à travers la pellicule hermétique par les griffes de jade de Carrie, elle-même en quasi-pâmoison. Quelques secondes où le spectateur retient son souffle… Puis la seconde peau est retirée, dévoilant la chair perlée de sueur de la jeune femme, son souffle court et le plaisir dans ses yeux. Elle en redemande. Carrie s’exécute. Mais cette fois, elle obstrue la bouche de son « esclave », la chevauche et dans un plan en plongée, enfonce ses griffes dans ses entrailles jusqu’à ce qu’un flot carmin macule la combinaison-linceul. La messe est dite, le trip peut commencer.
Film d’horreur incontestable, Les Nuits rouges ne se contente pas d’enfiler des séquences de torture et de mises à mort. Misant sur un parallèle constant entre désir et souffrance, le film titille aussi bien les nerfs du spectateur que son voyeurisme. Le choix des personnages féminins, loin des archétypes de blondes fades des torture porns modernes, renoue avec la tradition du giallo. Sophistiquées, ultra féminines et inquiétantes, les héroïnes de Carbon et Courtiaud parviennent à incarner le mystère, l’éternel féminin, sans tomber dans les clichés attendus. Si elles excitent le désir du public, c’est en usant d’autres subterfuges que la simple nudité. Aucune séquence de sexe dans ce film éminemment érotisé. Les corps dénudés y sont décharnés, le souffle court de la douleur y remplace le gémissement orgasmique. Et pourtant, la sublimation sexuelle à travers le crime y fonctionne à plein. Ainsi, dans la scène pivot du film, Carrie, enfin en possession de son poison, met à mal une autre jeune femme (les hommes semblant comme hors champ). Cette séquence impressionne par ces choix chromatiques. Jouant sur la symbolique à double tranchant du rouge (Eros et Thanatos) et sa mise en scène baroque, le duo de réalisateurs orchestre un « théâtre des vices » qu’Argento ou Bava n’auraient guère renié. Mais le travail sonore (là où Argento dosait la musique comme élément narratif) prend un tour des plus surprenants. Alors que la douleur est intrinsèquement liée aux cris et autres lamentations (le gueulard Hostel en étant l’exemple type), le poison de Carrie paralyse toute communication vocale de ses victimes. D’où le malaise provoqué par un quasi dépeçage tout en silence et murmures. L’intensité muette qui se dégage de cette mise à mort stylisée (le parallèle entre la confection d’un dry martini et la torture ajoutant encore à l’étrangeté du moment) dérange tout autant qu’il fascine.
Si le canevas narratif apparaît faible en regard des choix visuels marqués (le destin du personnage de Frédérique Bel est peu convaincant, l’enquête policière qui suit les traces de Carrie quasi inexistante…), Les Nuits rouges parvient toutefois à captiver son public par une esthétique de la souffrance et une absence de morale bienvenue. Loin du Martyrs de Pascal Laugier, auquel on ne peut malgré tout éviter de penser, Les Nuits rouges ne s’embarrasse pas d’un discours de justification de la violence (pas d’intellectualisme à outrance, seule la sophistication formelle prête à la réflexion des spectateurs) ni ne sombre dans le happy-end indigeste. La nature humaine y est dépeinte comme foncièrement tournée vers la satisfaction de ses désirs (sadiques pour Carrie, vénaux pour Catherine), égoïstement humaine donc.
Pour un premier métrage, Les Nuits rouges du bourreau de jade démontre une efficacité formelle redoutable. Mais ancré dans les fantasmes les plus tabous (sexe, douleur, mort), porté par un personnage féminin amoral et terrifiant (on est loin du cliché « les femmes incarnent la douceur »), le film n’est pas à mettre devant tous les yeux. Public sensible s’abstenir. Mais pour les plus résistants, ces nuits vont faire votre bonheur.