Au rythme d’une percussion se succède déjà un thème militaire à la trompette bouchée, à peine démarré qu’il est aussitôt transposé d’un demi-ton en dessous. Dès le générique des Petites Marguerites, le ton est donné, annonce d’une bataille bouffonne tout en décalage. Décaler, c’est modifier la stabilité, enlever la cale, geste magnifiquement subversif d’une cinéaste qui réalisait alors un film en équilibre précaire et fugace sur un préfixe, le dé-. Celui de la dépravation, de la destruction, de la découpe, de la désorientation. Quarante-sept ans après sa sortie, la folle liberté du film culte de Vera Chytilová déroute toujours autant.
La Grande Bouffe
Parangon de la Nouvelle Vague tchèque, Chytilová est néanmoins demeurée en léger décalage par rapport à ses camarades, à l’écart de ce qu’on nomme alors le cinéma-vérité. Avec son troisième long-métrage, la cinéaste témoigne de l’état de la Tchécoslovaquie en assumant un maniérisme explosif, exacerbation de l’influence de Godard, du Pop Art warholien et du montage épileptique du ciné underground des sixties. Cet état du pays est celui de la dépravation. Dans un monde aussi oppressant que libertaire, coincé entre le dégel et le Printemps de Prague, deux jeunes filles délurées trompent leur ennui existentiel en organisant leur suicide social. « La dépravation est partout en ce monde » donc « nous serons dépravées nous aussi » annoncent Marie la blonde et Marie la brune, fatiguées de l’absence total de sens autour d’elles.
Sous l’érotisme latent qui nimbe les poses lascives des deux inséparables, la dimension sexuelle de la dépravation s’exprime d’abord par une sorte de retour au stade oral. Ces joyeuses têtes à claques décident d’occuper leur temps à avaler, manger, bouffer, se goinfrer bruyamment de tout ce qui leur passe sous la main : pommes, lait, vin, poulet, pastèques, gâteaux crémeux et autres steaks tartares, jusqu’aux épis de maïs cueillis directement dans un champ. En se faisant inviter au restau par de vieux messieurs avant de les éconduire prestement, les deux protagonistes, moins personnages qu’archétypes, incarnent le trouble de la jeunesse tchèque entre soif de liberté et démence irrévérencieuse. À travers ce plaisir libidinal de l’incorporation, Les Petites Marguerites préfigure le film contestataire de Ferreri, La Grande Bouffe. Toutefois, son allègre insouciance déplace la vulgarité vers une irresponsabilité enfantine qui n’en reste pas moins tragique. Car si ces grandes gamines jouent, ricanent, sautillent ou se lancent dans une bataille de gâteaux pour manifester un refus de l’ordre moral adulte, elles vont jusqu’au bout de leur logique de dépravation. Aussi le plaisir vire-t-il peu à peu à la saturation, jusqu’à une séquence finale orgiaque et apocalyptique où la tentative de retour à la norme est nécessairement factice et absurdement vaine.
Le comique burlesque du film, soutenu par la bande-son, transporte l’euphorie vers le malaise à l’issue fatalement tragique en ce qu’il exprime une incompatibilité au monde, un problème d’identité. « Nous existons » clament Marie et Marie à plusieurs reprises qui, finalement, ne cherchent qu’à se faire remarquer et se vexent dans le cas contraire. Les Petites Marguerites est le récit, aussi sombre que bigarré, d’une abdication en forme de libération. Aussi cette puérilité à l’excentricité décomplexée est vouée à un nihilisme qui finira par se retourner contre ses deux instigatrices à l’unisson. On n’est alors pas si éloigné de l’idéologie du Fight Club de Fincher, porté par le même désir de détruire.
Éloge de la destruction
Car l’autre jouissance des deux jeunes femmes s’éprouvent dans la destruction : brûler le décor, taguer les murs, découper les aliments, les magazines, les draps et les corps à la faveur d’un montage ludique. Dans cette opération de pillage, le duo se fait trio. Car une troisième femme, la cinéaste elle-même, partage cette délectation ravageuse. Derrière ce joyeux bordel, la cohérence stylistique de la démarche de Chytilová impressionne. Les Petites Marguerites n’est pas tant un hymne au mauvais goût qu’un rejet impertinent du bon goût et du conformisme. Aussi le film s’amuse-t-il à briser toutes les conventions, héraut d’une époque où les nouvelles vagues européennes ravagent l’orthodoxie de la grammaire cinématographique. Chytilová n’invente rien mais réinvente tout, soumettant ses emprunts faits à l’éclatement moderne du septième art à une pure logique du geste destructeur. Dès lors, ses raccords sur le geste pur, débarrassés du signifié (Marie baisse la main dans un plan, un immeuble s’écroule dans le second) et son recours permanent à des inserts pour faire le lien, graphique, d’une scène à l’autre, détruisent l’espace en même temps qu’ils réinventent un monde et une manière de l’exprimer. Narrativité, construction du personnage, principe de transparence, harmonie, tout est passé à la moulinette de Chytilová et de son art désinhibé… du découpage.