Après le remarqué Satin rouge en 2001 (racontant l’histoire d’une mère veuve qui, d’abord soumise aux conventions, apprenait à se libérer en devenant secrètement danseuse de cabaret), la cinéaste tunisienne Raja Amari présente son second long métrage, Les Secrets, dans lequel elle continue d’explorer l’univers qu’elle a créé tout en proposant des choses nouvelles. Trois femmes vivent coupées du monde dans le sous-sol d’une grande villa tunisienne. Huis clos étouffant, parfois aride, Les Secrets démonte progressivement les strates d’une sexualité refoulée voire niée, source de dérives auxquelles l’interdit et la culpabilité semblent être les seules réponses. Avec un grand sens du détail et une belle maîtrise de l’espace, Raja Amari, figure de proue d’un cinéma tunisien particulièrement rare, rejette le politiquement correct en démontrant combien le « deuxième sexe » peut parfois être le pire ennemi du moindre discours féministe.
Aïcha, Radhia et leur mère, trois femmes de différentes générations, vivent recluses dans le sous-sol d’une grande demeure bourgeoise où elles ont autrefois travaillé comme domestiques. Coupées de tout, elles ont créé une sorte de microcosme asphyxiant, vivant dans quelques obscurs mètres carrés attenant à une villa d’été solaire et ouverte sur la campagne environnante. Dans Satin rouge, essentiellement tourné en intérieurs, Lilia (Hiam Abbass) s’enfermait aussi dans sa maison, préférait se tenir à distance du monde et de son agitation, et s’adonner à l’accomplissement de tâches quotidiennes (faire le ménage, cuisiner, coudre, regarder des feuilletons) aliénantes autant que rassurantes. Vivant là en totale clandestinité, les trois femmes des Secrets ont l’allure de fugitives, évitant toute rencontre inopportune et n’entretenant aucun contact avec le monde extérieur. Leur seule famille, c’est elles-mêmes et les hommes semblent rester une terre inconnue qu’il est préférable de ne pas explorer. Les hommes étaient aussi redoutés par la Lilia de Satin rouge : mère d’une adolescente, elle surveillait attentivement ses fréquentations, sources, selon elle, de souffrances potentielles, ou du moins d’attirances charnelles à éviter par sécurité.
Dans Les Secrets, le quotidien est ainsi régi autour de tâches répétitives et sans perspective : préparer le repas, ranger ou encore sortir pour faire quelques courses en évitant soigneusement de croiser le regard de qui que ce soit. Rien ne semble contrecarrer cette existence monotone où les aspirations individuelles sont niées au profit d’une sorte d’abnégation masochiste. Pourtant, rapidement, l’apparente efficacité de cette organisation clandestine montre des points de faiblesse. Et comme la réalisatrice lie les enjeux de ces trois femmes à l’espace qu’elles occupent, ce sera la salle de bain l’exutoire : on y découvre qu’Aïcha s’y rase les jambes en cachette malgré la surveillance des aînées et que Radhia s’y masturbe avec une souffrance lourdement teintée de culpabilité pendant qu’elle fait sa toilette intime. Le sens de Satin rouge reposait également sur la spécificité de ses deux espaces principaux : la maison de Lilia représentait l’enfermement, l’étouffement des désirs, l’aliénation ; le cabaret qu’elle découvrait l’ouvrait à un autre monde, celui du désir assumé, de la liberté du corps, de la danse, du plaisir ressenti à être vue et à se donner en spectacle. Lilia passait ses journées dans sa maison, à accomplir son rôle de mère modèle, et ses nuits dans le cabaret à s’amuser en cachette, à apprendre, peu à peu, à se libérer des carcans dans lesquels elle avait accepté de se laisser enfermer. Le contraste entre deux endroits et ce qu’ils symbolisent allait donc de pair avec un contraste lumineux porteur de sens.
Sous la pression de la mère, Aïcha et Radhia ont donc appris à vivre en niant leur sexualité et leurs désirs, observant avec défiance celles croisées dans la rue qui marqueraient davantage leur indépendance, de la même façon que Lilia observait d’abord d’un œil craintif les femmes délurées du cabaret. Le sous-sol dans lequel elles ont choisi de vivre est dépourvu de tout objet les ancrant dans une époque, comme si le temps s’était irrémédiablement arrêté vingt ans plus tôt. La maison arbore des murs ternes et abîmé par le temps, les pièces occupées par les trois clandestines sont tellement exiguës qu’elles n’offrent aucune ligne de fuite. Plongées dans une sorte d’obscurantisme superstitieux, elles ne peuvent ou ne veulent imaginer qu’une femme puisse adopter un mode de vie différent du leur. Pourtant, le choc des cultures va se dérouler à quelques mètres d’elles, lorsque le fils des propriétaires, Ali, décide d’occuper les lieux pour quelque temps et d’y faire une grande fête avec ses amis mais surtout avec sa petite amie, la belle Selma. Celle-ci va défier bien malgré elle les convictions des trois femmes qui voient d’un très mauvais œil la manière dont elle assume sa féminité : indépendante, issue probablement d’une famille aisée, elle vit librement son histoire avec Ali, a des relations sexuelles sans être mariée et n’envisage pas nécessairement d’avoir des enfants. Coquette et séductrice, elle possède une garde-robe totalement occidentalisée et ne tient aucun discours particulier sur la place de la femme, privilégiant avant tout son plaisir personnel, comme les danseuses de Satin rouge, également critiquées par la bonne société. Logiquement, la jeune Aïcha (interprétée par Hafsia Herzi) va se laisser fasciner par ce nouveau cliché de la féminité auquel elle était étrangère, au risque de rentrer directement en contact avec Selma. Effrayées à l’idée d’être découvertes, les deux aînées vont donc faire le choix de séquestrer ce témoin gênant. Ce sera aussi pour elle le moyen de maintenir en captivité l’ennemie, celle par qui le scandale arrive et dont la féminité serait forcément synonyme de souillure. Les Secrets et Satin rouge évoquent le même sujet, la rencontre d’une femme asphyxiant ses désirs avec des femmes qui, en ayant des mœurs opposés, provoquent en elle un irrépressible besoin de libération. Une différence de taille tout de même : dans Satin rouge c’est la mère qui s’émancipe, qui sort la nuit en cachette, cherche puis trouve sa véritable identité, et non l’adolescente comme on peut davantage s’y attendre.
D’un espace ouvert, Selma bascule dans un univers totalement clos où ses tortionnaires sont elles aussi des femmes. Nulle violence ni discours moralisateur sur d’hypothétiques valeurs perdues : la mère et ses deux filles se contentent de déposséder leur victime de ces symboles qui la rendent à leurs yeux pécheresse. Privée de son portable, elle est progressivement amenée à porter des vêtements informes, à ne plus se maquiller. Même une toilette entre femmes devient source d’humiliation pour la jeune captive. Pourtant, celle-ci va se plier aux règles du jeu sans trop que l’on sache exactement pourquoi, obtempérant à la loi du silence sourd qui régit les rapports entre ces trois femmes. Cette absence d’explication du comportement de Salma densifie le récit, nous laisse l’investir librement et le rend ainsi intelligemment plus trouble, plus opaque. La violence des rapports est latente, l’issue semble a posteriori forcément fatale, quoiqu’elle ne se laisse pas deviner. Ce choix de vie aliénant laisse poindre des comportements extrêmes. Lorsque la réalisatrice met en scène la jeune Aïcha touchant de manière répétée la jeune prisonnière, c’est l’obstination de l’enfant à vouloir s’approprier le corps de l’autre qu’elle symbolise. Dans cet espace clos, le politique n’est jamais loin tant le geste (se raser, se caresser, se rejeter) est porteur de tout un discours sur le rapport de la femme à sa propre sexualité. Comme dans Satin rouge, Raja Amari choisit de ne véhiculer directement aucun message, mais de laisser ses personnages et leurs problématiques intimes renvoyer à la situation de la femme et à la place qu’elle occupe dans la société, notamment tunisienne. Le plan final du film, troublant dans la manière de rendre un geste ultime porteur d’une symbolique à différents niveaux de lecture, est très certainement ce à partir de quoi tout le film s’est construit. Pour la réalisatrice, associer le sang féminin, la négation de la sexualité, la virginité et la prise à témoin de la société tunisienne dans un seul et même plan relevait d’un pari un peu fou. Les Secrets le relève haut la main.