Alors que l’allusion du titre — et la réclame publicitaire — laissaient présager une tentative d’évocation de la foi religieuse (avec la difficulté prévisible de se mesurer aux fantômes de Dreyer et de Bresson sur le sujet), Jessica Hausner, pas folle, réfute plus ou moins le sujet pour en montrer une perspective bien éloignée, plus proche du terre-à-terre contemporain. Sûre de son approche, c’est de sa part qu’on pourrait craindre une foi aveugle dans la supériorité de son point de vue. Les questionnements auxquels elle s’ouvre prouvent heureusement qu’il n’en est rien.
Profane mais pas profanateur
Au temps où un pèlerinage à Lourdes se résumait à un aller-retour dans une grotte, le lieu aurait été parfait pour une méditation cinématographique sur la foi. Mais la Lourdes d’aujourd’hui, telle que Hausner la met en scène, relève plutôt de l’industrie touristique. Les milliers de personnes — plusieurs fois par an — venant y soulager leur mal-être, leurs espoirs ou leurs certitudes — quitte à manifester des rivalités — sont désormais gérées, encadrées, guidées, confortées par les institutions religieuses (dans le film : l’Ordre de Malte). Dans cette machinerie, la foi n’y est qu’une posture qu’on entretient, sur laquelle on disserte pour la forme, et même les « miracles » présumés ne font qu’alimenter une procédure administrative impliquant médecins et gratte-papier.
Hausner fuit résolument toute question mystique pour ne présenter de son sujet que la perspective la plus profane : les rituels creux perpétués par l’Ordre, les désirs bien humains qui les contredisent en son sein, les pèlerins qui se laissent mener comme des moutons tout en s’accrochant à leur confort moral, la croyance religieuse comme sujet de parc à thème. On pourrait craindre dans la recherche apparente de sécheresse — longs plans fixes embrassant les activités du microcosme, mouvements d’appareil parcimonieux, absence de musique, affection pour la nudité des décors — une forme de regard hautain, à la sévérité trop facilement affectée, sur la vanité de ce petit monde qu’encadre la caméra. Un vil a priori n’est pas pour rien dans cette prudence : Hausner est autrichienne, et on est tenté de la rattacher à cette triste tendance nationale initiée par Michael Haneke et plutôt bien suivie, consistant à poser en juges austères et incorruptibles de la médiocrité humaine, la sécheresse de style n’étant qu’une forme hypocrite de complaisance dans un statut autoproclamé. Mais voilà : ici, la cinéaste ne ressent pas le besoin d’écraser les personnages pour appuyer son regard, pas plus qu’elle ne prend en otage le regard du spectateur. L’observation critique est imparable, mais reste étonnamment légère, d’autant plus que, tel un émule de Tati, le système si appliqué au minimalisme de Hausner pour mettre en scène la machine Lourdes excelle à pointer sans se forcer les perturbations lorsque le grain de sable arrive, s’ouvrant au comique voire à l’émotion.
La cour du miracle
Le grain de sable s’appelle Christine (Sylvie Testud, dont la physionomie et les intonations d’enfant prématurément vieillie ont rarement été aussi bien dirigées qu’ici). Handicapée par la sclérose en plaques mais tranquillement résignée à son état, pas particulièrement croyante ni encline à se mettre en avant, elle ne semble guère attendre de son voyage qu’un peu de repos du quotidien. Sa discrétion dans la masse humaine est telle que quand, inopinément et graduellement, elle retrouve l’usage de ses membres, non seulement elle garde ce changement pour elle, mais ceux qui l’encadrent ne s’en rendent pas compte immédiatement. Christine devient le rouage anonyme qui met en défaut la machine à croire, avec son « miracle » décalé qui déjoue ironiquement les clichés emphatiques sur la foi et les manifestations divines. La machine répondra à cette inconnue dans ses équations par l’écrasement, la remise au pas, dans un mélange de rigueur (l’administration tâchant de minimiser la valeur de ce « miracle ») et de discrimination gênée (les autres pèlerins l’envient et ruminent sur « l’injustice divine », les membres de l’Ordre ne savent trop que faire d’elle). Mais le plus troublant est encore dans l’évolution — on pourrait presque dire : la naissance à lui-même — du personnage de Christine. Au départ individu quelconque sans inclination particulière, sa rémission, ouverture à d’autres possibles, la met brutalement aux prises avec ses propres désirs enfouis, mais aussi avec ceux de la société qui l’entoure. Elle est alors sommée de choisir entre le « monde » valide désiré — mais qui la rejette comme quelqu’un qui ne serait pas à sa place — et celui des invalides assistés où les autres aimeraient la voir demeurer : tellement plus familier, mais qui soudain l’étouffe et la contraint. Du « miracle » considéré non comme le don pour lequel on le prend trop souvent, mais comme une mise à l’épreuve des vieux réflexes sociaux et individuels.